En France, le vin joue un rôle économique et culturel de premier plan. Avant la pandémie de Covid-19, il générait un volume d’affaires de près de 14 milliards d’euros et était au deuxième rang des exportations nettes françaises, dépassé seulement par l’aéronautique. Il est aussi une composante de l’attractivité touristique et de l’image du pays. La valeur créée autour du vin est très liée à la notion de terroir, qui repose sur un équilibre entre des conditions pédologiques et climatiques, des cépages, des savoir-faire et une qualité du vin, ce que garantissent les indications géographiques (AOP ou IGP). Mais cette dépendance au climat en fait aussi un secteur très sensible au changement climatique !
Pour mieux comprendre les effets de l’évolution du climat sur le vin, et étudier les leviers d’adaptation potentiels, nous avons lancé en 2012 le projet de recherche Laccave. Celui-ci regroupe 24 laboratoires, majoritairement de l’INRAE, mais aussi du CNRS et d’universités ou d’écoles d’agronomie. Au total, il compte environ 90 chercheurs et doctorants de disciplines allant de la climatologie à l’économie en passant par la génétique, l’agronomie, l’œnologie ou la géographie. Le projet s’est aussi ouvert aux organisations de la filière, comme l’INAO ou FranceAgrimer, en particulier pour la réalisation d’une prospective sur le secteur en 2050.
Dans une première phase, de 2012 à 2016, le projet Laccave a permis de partager et de préciser nos connaissances sur les impacts du changement climatique sur la vigne et le vin. Tout d’abord, et en raison de la douceur des hivers et de l’élévation des températures moyennes, tous les stades phénologiques de la vigne sont plus précoces : débourrement, floraison, véraison, maturité du raisin. La date des vendanges est en avance de plusieurs semaines par rapport aux années 1980. Les vignes, qui transpirent davantage et font face à des étés plus secs, voient également une augmentation de leur stress hydrique, surtout dans le Midi, avec des conséquences sur les rendements. La composition des raisins et les caractéristiques des vins sont aussi modifiées. Ceux-ci ont plus d’alcool, moins d’acidité et dégagent des arômes différents, avec des notes souvent plus confiturées et moins complexes.
Pour les amateurs de vin et les observateurs de la vigne, ces phénomènes sont déjà bien perceptibles. Par exemple, la récolte du Châteauneuf-du-Pape commence désormais fin août-début septembre alors qu’elle avait lieu entre le 20 septembre et le 5 octobre dans les années 1950. À Gruissan, dans l’Aude, les précipitations ont diminué d’environ 25% depuis 1990, ce qui pose des problèmes de rendements. Les événements climatiques extrêmes se multiplient, comme la canicule de 2003 ou le coup de chaleur du 28 juin 2019 en Languedoc, avec des vignes qui sont parfois grillées sur place. Enfin, le degré alcoolique moyen des vins du Languedoc est passé d’environ 11% en 1984 à plus de 14% en 2017 alors que leur pH a diminué, réduisant ainsi leur acidité et leur fraîcheur.
En France, ces impacts sont particulièrement marqués dans les régions du Sud. Ils concernent aussi le Bordelais, particulièrement le Merlot, et à un moindre degré pour le moment les vignobles septentrionaux. Mais dans tous les vignobles, les viticulteurs et les chercheurs explorent et expérimentent des solutions pour y faire face. Ces solutions sont étudiées depuis le début du projet Laccave, mais dans la deuxième phase du projet, depuis 2018, les travaux se développent avec des approches participatives et tournées vers la construction de stratégies. Quatre domaines d’action sont concernés, qui doivent ensuite être combinés dans des stratégies.
Le premier domaine consiste à modifier les cépages et leurs porte-greffes en favorisant les variétés plus tardives, plus tolérantes à la sécheresse et aux températures élevées, plus résistantes aux maladies et produisant moins de sucre et plus d’acidité. La génétique et l’écophysiologie nous aident à comprendre les mécanismes en jeu pour répondre à ces objectifs et réévaluer les cépages existants ou en créer de nouveaux par hybridation. Avec les viticulteurs et leurs organisations, nous étudions dans leurs exploitations ou sur des parcelles expérimentales comment se comportent ces hybrides. Mais nous nous tournons aussi vers des cépages venus de régions plus chaudes (Italie, Grèce) ou qui avaient été délaissés au XIXème siècle, parfois parce qu’ils n’arrivaient pas à une bonne maturité, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui (variétés « oubliées », « anciennes » ou « autochtones »). L’INAO [l’instance de régulation des appellations] autorise désormais les vignerons à planter de nouveaux cépages « accessoires » pour des raisons climatiques (jusqu’à 5% des surfaces et 10% des volumes en appellation).
Le deuxième domaine d’action concerne la conduite de la vigne et la modification des pratiques agronomiques : jouer sur la taille ou la densité des parcelles pour réduire le stress hydrique ; organiser le feuillage peut mieux protéger les grappes du soleil ; gérer le sol, avec l’enherbement ou l’ajout de matière organique, pour favoriser la rétention en eau sur la parcelle ; pratiquer l’agroforesterie viticole et la gestion des haies autour des parcelles pour capturer du CO2 et jouer un rôle tampon sur le microclimat. Cela concerne également l’irrigation au goutte à goutte, déjà en développement dans les vignobles du sud de la France, avec des recherches qui visent à gérer l’eau de manière économe, par exemple à travers les projets de re-use des eaux de stations d’épuration.
Le troisième levier d’action est l’œnologie. On peut en effet corriger les effets climatiques en désalcoolisant le moût ou le vin grâce à des systèmes de membranes, sans modifier la structure et le profil aromatique du vin, en passant par exemple de 15 à 12 degrés d’alcool. On utilise également des techniques d’acidification en extrayant des cations pour faire baisser le pH par électrolyse. Ce procédé est déjà autorisé et pratiqué notamment sur les vins blancs dont la qualité est très liée à leur acidité. Lors de la vinification, la gestion des températures est aussi l’objet d’innovations importantes (glace carbonique, isolation) pour limiter les risques d’oxydation ou mieux contrôler la fermentation. Enfin, la sélection de certaines levures permet de diminuer un peu l’éthanol et d’augmenter l’acidité.
Le quatrième levier d’action concerne la réorganisation des plantations dans l’espace. Au sein d’un même terroir, il s’agit de reconsidérer la diversité des sols et des expositions des parcelles pour orienter les nouvelles plantations, ou bien monter en altitude pour trouver plus de fraîcheur comme cela se fait dans les vignobles de piedmont : Banyuls, Terrasses du Larzac, Côtes-du-Rhône. On assiste aussi à la création de nouveaux petits vignobles dans des régions devenues plus chaudes, par exemple en Bretagne (une centaine d’hectares), en Pologne, au Danemark, et de manière plus substantielle au sud de l’Angleterre, où 1 000 hectares supplémentaires sont plantés tous les ans (vins effervescents et vins blancs).
Les solutions d’adaptation dans ces quatre domaines doivent être accompagnées par une évolution des règlementations – en particulier les cahiers des charges et le zonage des appellations – et par des innovations organisationnelles et financières permettant une meilleure couverture des risques climatiques. La prise en compte des attentes des consommateurs est aussi fondamentale : le vin reste perçu comme une boisson de nature et de culture, et il faut en tenir compte dans l’évolution dans les innovations mises en œuvre. Mais les solutions d’adaptation doivent surtout être combinées dans des stratégies climatiques à l’échelle des entreprises, des régions, des politiques publiques. Ces stratégies doivent aussi intégrer les actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre, grâce à une optimisation des contenants et de la logistique, une économie d’intrants et d’énergies fossiles ou la gestion des déchets, mais aussi grâce à la capture du carbone qui peut s’organiser dans les vignobles, en augmentant la matière organique des sols, en végétalisant ou en plantant des arbres.