Cet article fait partie du quatrième numéro de notre magazine Le 3,14, dédié à l’agriculture. Découvrez-le ici.
Dans un monde en forte mutation, la priorité du secteur agricole est de nourrir plus d’individus. En parallèle, le secteur se transforme en s’adaptant au changement climatique, voire en l’atténuant grâce à différents leviers : la diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES), le stockage du carbone dans les sols et la production d’énergie. En France, la mise en œuvre de l’ensemble des leviers — promus par la Stratégie nationale bas-carbone — conduirait à une réduction de 46 % des émissions de gaz à effet de serre liés à l’agriculture d’ici 20501.
Dans le monde, les secteurs agricoles, forestiers et autres utilisations des terres sont responsables de 23 % des émissions anthropiques de GES, soit 12 GtCO2 équivalent/an2. L’essentiel de ces émissions s’explique, d’une part, par les rejets agricoles de méthane CH4 (4 GtCO2 équivalent/an) et de protoxyde d’azote N2O issu de la fertilisation azotée (2,2 GtCO2 équivalent/an) ; et d’autre part par les changements d’usage des terres et la déforestation, qui rejettent 5,2 Gt de dioxyde de carbone CO2 par an.
Comment les nouvelles technologies peuvent aider le secteur agricole à réduire ses émissions de GES ?
Selon un rapport de la Commission européenne3, l’agriculture de précision pourrait réduire de 1,5 à 2 % les émissions de GES de l’agriculture européenne. Cela repose principalement sur les systèmes d’épandage à taux variables, qui délivrent une dose de fertilisant adaptée aux besoins des plantes, réduisant ainsi les émissions de N2O associées. Les autres outils qui peuvent réduire les émissions de GES sont les dispositifs d’autoguidage des engins agricoles, grâce à une meilleure conduite qui diminue les consommations de carburant.
L’agriculture de précision permet d’individualiser les apports à la plante ou l’animal en fonction de ses besoins. Elle se base sur un cycle « observation/diagnostic/préconisation/action » qui s’appuie sur les technologies de l’information et de la communication. Les données satellites, de plus en plus complétées par des capteurs embarqués sur les engins, sont utilisées pour mesurer les carences des végétaux, en particulier dans les grandes cultures. Ces données sont ensuite intégrées à des modèles agronomiques qui fournissent des recommandations d’applications des engrais à taux variables, hétérogènes au sein de la parcelle. Des outils similaires d’aide à la décision sont aussi utilisés en élevage pour éviter de trop nourrir le bétail, limitant les déjections et donc les émissions de CH4.
Ces outils sont-ils utilisés par les producteurs ?
Le numérique souffre d’un important déficit d’adoption : en Europe, 22 % des exploitations utilisent les outils d’application à taux variable des fertilisants3. En France, seules 10 % des fermes céréalières les ont adoptés.
Plusieurs facteurs l’expliquent. En premier lieu, le retour sur investissement n’est pas toujours clairement évalué. Or ces technologies et services sont coûteux, les exploitants ont besoin de connaître leurs bénéfices — qu’ils soient économiques, environnementaux ou liés à la perception de l’utilité. En région Occitanie, nous avons mis en place le Living lab Occitanum pour tester ces outils dans différentes exploitations et évaluer les bénéfices et les coûts qu’ils induisent.
L’appropriation dépend de la façon dont l’outil s’intègre dans l’environnement de travail. C’est pourquoi il faut favoriser la co-conception qui rapproche les industriels et les agriculteurs pour produire des outils adaptés aux besoins des exploitants. Ils peuvent ainsi être plus simples à utiliser, adaptés au travail réalisé au champ. Enfin différents freins s’ajoutent à ce tableau : manque de formation du secteur agricole en général, oppositions idéologiques, questions sur la sécurité des données, etc.
La technologie suffit-elle à la transition écologique ?
Non, la technologie n’est pas la solution, mais elle en fait partie. Ce sont les changements de pratiques agricoles, que la technologie va faciliter, qui réduisent les retombées sur le climat. La technologie accompagne ces changements, par exemple pour passer à des échelles plus importantes.
À quel(s) changement(s) de pratiques agricoles pensez-vous ?
Je parle d’agroécologie. Cette approche consiste à favoriser un équilibre du système à l’aide des processus écologiques, sans apport extérieur, contrairement à l’agriculture conventionnelle. On peut par exemple remplacer les monocultures par un mélange d’espèces, qui diminue le besoin en intrants.
Mais l’agroécologie est un système de culture plus complexe. D’une part, elle nécessite une attention poussée à la santé des plantes et des animaux pour anticiper et traiter le problème rapidement. Les outils technologiques peuvent aider à détecter tôt les problèmes : les capteurs optiques pour la santé des plantes, les pièges à insectes connectés pour détecter les nuisibles, ou encore les capteurs de mouvements des animaux pour suivre leur santé. D’autre part, le mélange d’espèces végétales exige un semis de précision, y compris au milieu d’une culture précédente. Les semoirs de précision permettent de le réaliser plus facilement, tout en évitant de retourner le sol et de rejeter du CO2 dans l’atmosphère.
Images satellites, capteurs, données… Ces outils n’ont-ils pas eux aussi une empreinte environnementale ?
C’est une question sur laquelle la communauté scientifique commence à se pencher, mais il n’existe pas toujours d’évaluation de leur empreinte environnementale par analyse du cycle de vie. Malgré tout, on peut s’attendre à ce que les économies de GES faites avec les outils numériques soient très supérieures à leur propre empreinte. Il est tout de même important de réaliser ces mesures pour avoir une image exacte des bénéfices environnementaux.
La question centrale est celle des flux de données. En fait, nous n’en sommes pas encore au big data en agriculture, mais il faut se poser la question avant que les données n’explosent. Il faudra travailler sur le choix des données à conserver, la forme de leur stockage, la mise au point d’algorithmes frugaux…
Si jusqu’à présent les technologies numériques visaient surtout les gains économiques et le confort, qui sont les préoccupations principales des exploitants, leur apport et leur impact sur le changement climatique prennent désormais une place grandissante.