En 2009, un groupe de chercheurs et de défenseurs de l’environnement s’est réuni à Cambridge pour un atelier d’analyse prospective sur la biodiversité. L’une des conclusions sur lesquelles les scientifiques sont tombés d’accord ce jour-là était qu’il n’existait pas, à l’époque, d’outils permettant aux non-experts de collecter et d’analyser des données sur la biodiversité pour les aider à prendre des décisions.
Le Dr. Kelvin Peh, aujourd’hui maître de conférences en sciences de la conservation à l’université de Southampton, a co-développé l’outil dans les années qui ont suivi. « C’est de là qu’est venue l’idée de TESSA », explique-t-il. Le projet a officiellement débuté en 2010 à l’université de Cambridge, « et il est toujours en vie aujourd’hui ».
TESSA, ou Toolkit for Ecosystem Service Site-based Assessment, a été conçu à l’origine pour aider les praticiens de la conservation à comprendre comment évaluer les services écosystémiques d’un site naturel. Ces services peuvent avoir une valeur grâce aux activités qu’ils assurent – comme la protection contre les inondations, le stockage du carbone ou la pollinisation –, mais aussi grâce aux activités économiques qu’ils engendrent – comme le tourisme ou les services culturels.
Prise de décision locale
En 2014, TESSA a obtenu son premier succès – un projet de restauration à Wicken Fen [réserve naturelle britannique]. Le National Trust britannique y avait utilisé la boîte à outils de TESSA pour évaluer la valeur financière de 5 300 hectares de terres près de Cambridge. Mais les plans de restauration de la zone à son état naturel de zone humide avaient rencontré l’opposition des agriculteurs locaux, les terres ayant été convertie en terres agricoles dès le milieu du XIXe siècle. L’argument principal des agriculteurs était l’anticipation de pertes économiques.
La réponse du National Trust du Royaume-Uni s’est basée sur les calculs effectués à l’aide de TESSA, en comparant les rendements financiers de Wicken Fen dans les deux scénarios : terres agricoles et zone humide restaurée. Les résultats ont montré que chaque hectare de terre valait 200 dollars de plus par an dans le second cas – fournissant ainsi un argument tangible en faveur du projet de restauration.
S’il existe déjà de nombreux outils, TESSA se distingue par le fait qu’il est spécialement conçu pour être utilisé par des non-spécialistes. « Il ne s’agit pas d’un outil de modélisation mathématique comme la plupart des autres. Notre boîte à outils ressemble davantage à un document d’orientation écrit contenant des protocoles spécifiques sous la forme d’un PDF interactif, que les utilisateurs peuvent imprimer et relier en un livre. »
Quand la plupart des outils en ligne cherchent à examiner les services écosystémiques à l’échelle nationale ou mondiale, TESSA se concentre au contraire sur le niveau local, et propose également d’aider à choisir entre deux options en les comparant. « Si nous parlons d’un projet de restauration, il peut s’agir d’une comparaison entre la valeur financière d’une terre avant et après sa restauration », explique Kelvin Peh.
Intérêt des entreprises
Même si Kelvin Peh et ses collègues pensaient initialement que TESSA serait principalement utilisée par les acteurs de la conservation dans les pays en développement, mais ils suscitent également l’intérêt des gouvernements, des entreprises et des universitaires. « Nous n’avons pas encore d’exemples concrets de la manière dont les entreprises ont utilisé TESSA en interne pour prendre des décisions. Mais nous en connaissons qui ont utilisé TESSA pour évaluer la valeur des terres sur lesquelles elles sont situées. »
Kelvin Peh a publié la première version de TESSA en 2010, puis la deuxième en 2017, au cours son post-doc financé par AXA-Research. « Maintenant, nous envisageons une version bêta 3, qui sera lancée à la mi-2022 ». Entre-temps, le chercheur et ses collègues ont pris du recul et étudié la façon dont la boîte à outils a été utilisée dans le monde. Il déclare : « Notre méta-étude doit encore être publiée, mais les résultats sont très favorables à la conservation ou à la restauration. »
Leurs premiers résultats montrent que, depuis 2010, TESSA a été téléchargé plus de 2 500 fois depuis au moins 69 pays. Parmi ceux-ci, environ 26% provenaient d’ONG environnementales, environ 11% d’organismes gouvernementaux et pas moins de 12% du secteur privé. « Ce dernier chiffre est particulièrement important, car il signifie que les entreprises sont attentives aux problèmes de biodiversité. »
Selon Kelvin Peh, les entreprises ont montré un intérêt croissant pour l’évaluation des services écosystémiques. « Le secteur privé fait l’objet d’une surveillance accrue de la part des parties prenantes, qui attendent des entreprises qu’elles rendent compte de l’impact environnemental de leurs investissements. »
Risques pour l’entreprise
Kelvin Peh établit un lien entre la nécessité d’évaluer financièrement les services écosystémiques et la prise de décision basée sur le risque dans le secteur privé. « Une fois la valeur établie, il est alors plus facile de mesurer le risque. Les entreprises qui ne se fixent pas d’objectifs sont intrinsèquement plus risquées et sujettes à des primes financières plus importantes. Par exemple, elles peuvent être amenées à payer une prime d’assurance plus élevée si la mesure des services écosystémiques leur est défavorable. »
Dans le cadre de l’évaluation des risques, il s’est associé à la compagnie d’assurance française AXA, qui s’intéresse à la biodiversité pour ses clients. « Les rapports des entreprises sur les services écosystémiques et la biodiversité sont assez minimes à l’heure actuelle. Ce serait bien que des entreprises comme AXA disposent d’outils que leurs clients puissent utiliser pour se rendre compte de l’impact de leurs portefeuilles sur la biodiversité. »
En effet, les résultats d’une analyse TESSA ne donnent pas toujours un résultat favorable à la protection de la biodiversité. « Je dirais que je ne suis pas un praticien de la conservation, mon rôle est de fournir des preuves et des données pour que les gens puissent prendre leur propre décision. » Mais selon lui, cela ne doit pas nous empêcher de valoriser les ressources naturelles. « À mon avis, nous ne devrions pas hésiter à valoriser la nature, car elle offre un argument plus tangible que l’éthique ou la morale. »
Bibliography
https://portals.iucn.org/library/node/47778