Dans le passé, des expressions comme le « prix de la nature » ont été utilisées pour relier les écosystèmes et le secteur privé. Pensez-vous que ce type d’approche soit nécessaire pour que les entreprises prennent en compte la biodiversité ?
Denis Couvet. L’expression « prix de la nature » est réductrice, voire obsolète. Le capitalisme a ignoré la nature parce que c’était plus simple ainsi, mais pour prendre en compte la biodiversité, il faut beaucoup plus que cela. Pour comprendre le problème, il faut distinguer au moins trois façons de quantifier l’importance économique de la biodiversité afin qu’elle puisse être : (1) monétisée, (2) marchandisée et (3) financiarisée.
Seule la première de ces façons, la monétisation, est aujourd’hui, et depuis plus de vingt ans, employée par l’économie et l’écologie. Ce « prix de la nature » consiste à calculer la valeur monétaire des services rendus par les écosystèmes (les « services écosystémiques »), tels que la capture du carbone ou la protection contre les inondations. L’évaluation de la valeur de ces services en dollars ou en euros fournit des motifs d’action publique, peut remettre en question les normes économiques, et peut aider les entreprises à prendre des décisions. Mais, malgré tout, les entreprises n’investissent pas nécessairement dans ces services. La valeur monétaire reste plutôt conceptuelle, et sert le plus souvent à anticiper les nouvelles tendances de l’opinion publique qui pourraient affecter leur compétitivité.
Cela étant dit, est-il possible de faire entrer la valeur des écosystèmes dans les business models des entreprises ?
Sandrine Sourisseau. Intégrer les services écosystémiques à un modèle économique est très délicat. Les indicateurs actuels de biodiversité ne sont pas systématiquement utilisés pour prendre des décisions, faute de connaissances et d’outils adaptés aux entreprises. Les indicateurs financiers, tels que les frais d’exploitation (le coût de fonctionnement d’un système ou d’un service), sont encore beaucoup plus influents. D’où la nécessité d’une méthodologie et de partenaires adéquats, qui peuvent nous aider à mieux comprendre les enjeux. Les dirigeants sont plus ou moins sensibles à ces questions, mais nous voyons de plus en plus d’entreprises intégrer des objectifs liés à la biodiversité dans leurs stratégies.
Chez Veolia, nous adressons le même niveau d’attention et d’exigence à nos différentes performances : économique et financière, commerciale, sociale, sociétale et environnementale. À ce titre, nous nous engageons publiquement sur 18 indicateurs de performance, dont le taux d’avancement des plans d’actions visant à améliorer l’empreinte environnementale et la biodiversité des sites sensibles. La réalisation de ces objectifs sera auditée et mesurée régulièrement par un organisme indépendant. Elle servira à son tour de base à la rémunération variable des cadres supérieurs de Veolia.
Comment la « Chaire Modélisation Mathématique et Biodiversité » contribue-t-elle alors à ces enjeux ?
Sylvie Méléard. En termes de modélisation de la biodiversité, nous sommes encore à l’âge de pierre. Les écosystèmes sont complexes, au sens propre du terme : il y a un grand nombre d’interactions à prendre en compte. Cette chaire nous permet à nous, les mathématiciens, de réaliser des modèles théoriques, et à l’équipe des sciences de la conservation du muséum d’ajouter le contexte du terrain.
Nous utilisons des modèles tels que ce que nous appelons les « systèmes adaptatifs complexes », qui sont de vastes réseaux qui interagissent entre eux au niveau macro. Il existe des applications directes de ces modèles, telles que les interactions plante-herbivore ou pollinisateur-plante, dans un écosystème. Grâce à cela, nous pouvons nous faire une idée de la manière dont les espèces évoluent et co-évoluent. En s’appuyant sur ces modèles théoriques, nous essayons de les appliquer à d’autres cas concrets.
Comment s’articule le lien entre les mathématiques appliquées et la biologie de la conservation ?
SM. Nous fournissons une base théorique aux biologistes, qui cherchent ensuite une façon de la visualiser sur le terrain. Nous pouvons alors utiliser ces modèles pour étudier ce qui se passe dans un écosystème si l’on y fait varier un paramètre. Cela permet par exemple de saisir la façon dont les espèces se font concurrence pour les ressources, ou d’observer l’impact du changement climatique sur une population donnée. Nos recherches portent sur de multiples échelles, de l’image globale au niveau moléculaire, afin de mieux comprendre comment les changements affecteront le système.
DC. À ce titre, nous pouvons nous faire une idée des interactions entre les humains et les écosystèmes qui va au-delà de la simple description. L’objectif est d’examiner les mécanismes de la biodiversité grâce à des modèles mathématiques afin d’en exprimer les effets économiques ou écologiques. L’une des difficultés est que les besoins des humains et de la biodiversité diffèrent. Ceux qui financent l’avenir et dépendent de la nature (tous les êtres humains, donc) devraient le savoir.
Ce que montrent les analyses, notamment monétaires, c’est que nous devons changer notre état d’esprit pour privilégier une approche centrée sur la nature. Par exemple, le modèle agricole états-unien actuel alterne entre cultures de maïs et de soja chaque année. D’un point de vue humain, cette technique agricole est simple et efficace, mais elle est loin d’être optimale en ce qui concerne la biodiversité – et donc la nature –, ce qui en fait une pratique peu durable. Pour accroître sa durabilité, il faudrait plutôt alterner entre différentes cultures chaque année, sur une période de 10 à 20 ans, et donc cultiver 10 à 20 variétés différentes – ce qui impliquerait un changement de stratégie de production important.
Comment Veolia, en tant qu’entreprise, prend-elle en compte les conclusions des recherches de la chaire ?
SS. La biodiversité est une priorité pour Veolia. Les résultats de la chaire de recherche peuvent nous aider de plusieurs manières à atteindre notre objectif d’intégration de la biodiversité à notre stratégie. Notre but à l’horizon 2020 était d’avoir réalisé un diagnostic et déployé un plan d’action sur 100% des sites identifiés comme ayant un fort enjeu de biodiversité. Dans ce contexte, la chaire peut d’abord nous aider à définir et à déployer des indicateurs de performance pertinents et opérationnels pour le groupe.
A l’avenir, nous devrons obtenir de nouveaux marchés si nous voulons rester leaders ; la chaire nous aide à définir et proposer de nouveaux services en lien avec la biodiversité. Intégrer systématiquement l’impact potentiel des projets situés à proximité de zones naturelles protégées ou d’espèces menacées dans l’analyse des risques, investir dans des projets à long terme, ou quantifier notre empreinte sur la biodiversité nous permet ainsi de nous différencier de nos concurrents.
Les solutions inspirées par la nature et qui permettent de la préserver, tout en étant rentables, fournissent donc simultanément des avantages environnementaux, sociaux et économiques. Elles offrent des moyens durables et rentables pour parvenir à une économie plus verte, compétitive et économe en ressources.