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Peut-on donner un prix à la biodiversité ?

Est-il efficace de conditionner les bonus des dirigeants aux notations RSE ?

James Bowers, Rédacteur en chef de Polytechnique Insights
Le 12 avril 2021 |
4 min. de lecture
Patricia Crifo
Patricia Crifo
professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • La « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) est un ensemble d’indicateurs destinés à évaluer l’impact des entreprises sur les sociétés et l’environnement.
  • De plus en plus d’entreprises choisissent d’indexer une partie des salaires de leurs dirigeants sur ces indicateurs RSE, afin de les contraindre à prendre en compte l’impact de leurs décisions sur le long terme.
  • Patricia Crifo, professeure d’économie à l’École polytechnique, a cherché à évaluer l’impact réel de ces politiques. Son étude montre qu’en 2015, 70% des entreprises du CAC40 utilisaient des systèmes de primes RSE, contre 10% en 2006.
  • Les contrats RSE ne sont cependant pas toujours efficaces. Dans les entreprises dont la gouvernance est particulièrement tournée vers l’actionnariat, leur effet est même quasiment nul.

Mêler envi­ron­nement et entre­prise s’avère être encore dif­fi­cile, mais pour s’attaquer à la ques­tion, un nou­veau dis­posi­tif se propage au sein des multi­na­tionales. Désor­mais, une grande par­tie des dirigeants voient leurs primes vari­ables être asso­ciées aux indi­ca­teurs de respon­s­abil­ité sociale de leurs entre­pris­es (RSE). Autrement dit : si au cours de l’année les indi­ca­teurs RSE sont bons, leurs primes de fin d’années le seront aussi. 

En théorie, l’application de ces « con­trats RSE » est un moyen d’in­té­gr­er les préoc­cu­pa­tions envi­ron­nemen­tales aux mod­èles des entre­pris­es en les plaçant au même niveau que les objec­tifs financiers, et donc d’encourager la prise de déci­sions respon­s­ables par la direc­tion. Mais, et même si cette méth­ode est présen­tée comme un moyen effi­cace d’at­tein­dre des objec­tifs extra-financiers, il man­quait encore jusqu’à récem­ment des analy­ses con­crètes sur le sujet. En pra­tique, donc, est-ce que cela fonctionne ?

Patri­cia Cri­fo, pro­fesseure d’é­conomie à l’École poly­tech­nique, s’est penchée sur cette ques­tion en étu­di­ant un pan­el des plus grandes entre­pris­es du monde, et en pub­liant récem­ment ses recherch­es dans un arti­cle sur le sujet : « Cor­po­rate Social Respon­si­bil­i­ty and Gov­er­nance: The Role of Exec­u­tive Com­pen­sa­tion » 1. Dans cette enquête, ses col­lègues et elle inter­ro­gent l’ef­fi­cac­ité des con­trats RSE. Ils con­sta­tent que ce type de con­trats, qui per­met certes d’améliorer les per­for­mances extra-finan­cières, peut aus­si par­fois se traduire par un accroisse­ment des coûts et donc une baisse des per­for­mances des entre­pris­es qui les met­tent en place.

Dans votre étude, vous mon­trez une aug­men­ta­tion de l’application des con­trats RSE par les entre­pris­es. Que sait-on de leur fréquence ? 

Patri­cia Cri­fo. Depuis plusieurs années, le nom­bre d’accords qual­i­fiés de « con­trats RSE » est claire­ment à la hausse. A pri­ori, l’objectif des con­trats RSE est d’inciter les dirigeants à une meilleure prise en compte de la per­for­mance à long terme de l’en­tre­prise. C’est une ten­dance que l’on observe partout dans le monde. 

Sur un pan­el de près de 4 000 firmes répar­ties dans 40 pays, entre 2010 et 2016, 20% ont mis en place ce type de con­trats. Ces pays se trou­vent prin­ci­pale­ment en Europe (30%), en Amérique du Nord (27%) et en Asie-Paci­fique (37%). En ter­mes d’activité, elles se posi­tion­nent surtout dans les secteurs man­u­fac­turi­er et financier (26%). En étu­di­ant cette base de 4 000 entre­pris­es, nous voyons que la ten­dance est net­te­ment à la hausse depuis 10 ans. Les chiffres mon­trent qu’on est passé d’une dizaine d’en­tre­pris­es en 2010 à plus de 750 en 2018 qui adoptent ces pro­grammes de rémunéra­tion des dirigeants. En France, si l’on se con­cen­tre sur le CAC40, on serait passé de 10% en 2006 à plus de 70% fin 2015. 

Com­ment ces con­trats RSE se matéri­alisent-ils dans les entreprises ? 

Il y a de nom­breux exem­ples. En mai 2020, le groupe Suez a annon­cé qu’il s’engageait à éval­uer l’im­pact de ses activ­ités sur l’environnement, et à inté­gr­er la bio­di­ver­sité dans les proces­sus de déci­sion de l’en­tre­prise, y com­pris dans la rémunéra­tion des dirigeants. Deutsche Bank a annon­cé en décem­bre 2020 s’être fixé des objec­tifs de crois­sance annuels pour ses activ­ités envi­ron­nemen­tales, sociales et de bonne gou­ver­nance d’entreprise (ESG), et prévoit d’y associ­er la rémunéra­tion des dirigeants à par­tir de 2021. Apple a annon­cé le mar­di 5 jan­vi­er 2021 qu’ils allaient mod­i­fi­er les bonus des dirigeants en fonc­tion de leur com­porte­ment face aux valeurs sociales et envi­ron­nemen­tales de l’en­tre­prise (le change­ment de poli­tique con­cern­era jusqu’à 10% de la par­tie vari­able de la rémunération). 

Vos travaux mon­trent que l’im­pact de ces con­trats RSE dépend du mod­èle de gou­ver­nance de l’en­tre­prise. Qu’avez-vous remarqué ? 

Nos analy­ses mon­trent que ces con­trats ne fonc­tion­nent pas tou­jours comme prévu. Dans les entre­pris­es dont la gou­ver­nance est ori­en­tée prin­ci­pale­ment vers les action­naires, ils sont très peu inci­tat­ifs. Ceci est dû au fait qu’ils n’apportent qu’un gain relatif en ter­mes de per­for­mance RSE et ten­dent même à avoir un impact négatif sur la per­for­mance finan­cière. En revanche pour les entre­pris­es dont la gou­ver­nance est ori­en­tée vers un nom­bre plus large de par­ties prenantes, les con­trats RSE sont effi­caces pour amélior­er la per­for­mance extra-finan­cière de l’entreprise.

Les con­trats RSE ne sont donc pas tou­jours effi­caces pour attein­dre les objec­tifs de l’entreprises. Com­ment est-ce que vous expliquez ce phénomène ?

Effec­tive­ment, pour les entre­pris­es avec un mod­èle de gou­ver­nance cen­tré sur la créa­tion de valeur action­nar­i­ale, ces dis­posi­tifs ne sont pas suff­isants pour amélior­er la per­for­mance, qu’elle soit finan­cière ou extra-finan­cière. Ils ne per­me­t­tent pas de résoudre les con­flits sur les objec­tifs et d’aligner les intérêts de tous (man­agers et action­naires, notam­ment) dans la créa­tion de valeur pour l’entreprise.

Une abon­dante lit­téra­ture recon­naît désor­mais que des inci­ta­tions finan­cières trop fortes peu­vent fauss­er l’ef­fort man­agér­i­al ou encour­ager un court-ter­misme exces­sif. Les stock-options et les bonus aug­mentent avec la volatil­ité et poussent à la prise de risques, sans for­cé­ment s’aligner sur les intérêts à long terme des actionnaires. 

Les décideurs poli­tiques ont récem­ment réa­gi. Cer­tains pays comme la France et les États-Unis ont adop­té des lois exigeant des entre­pris­es qu’elles organ­isent des votes sur les rémunéra­tions lors des assem­blées générales d’ac­tion­naires (« say on pay »), qu’elles pub­lient les ratios de rémunéra­tion des PDG par rap­port aux salariés, ou bien qu’elles lim­i­tent les bonus. 

L’introduction d’incitations à penser sur le long terme ou sur la per­for­mance RSE via les con­trats RSE est un autre moyen de con­tre­car­rer le court-ter­misme. Par exem­ple, la loi Pacte de 2019 en France encour­age les entre­pris­es à com­mu­ni­quer sur ce dis­posi­tif. Mais encore faut-il qu’elle s’accompagne d’un mod­èle de gou­ver­nance tourné vers la créa­tion de valeur pour l’ensemble des par­ties prenantes, pas unique­ment les action­naires. Autrement dit, il faut que la gou­ver­nance de l’entreprise soit en cohérence avec les inci­ta­tions pro­posées aux manageurs. 

1https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​1​1​/​i​r​e​l​.​12254

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