Mêler environnement et entreprise s’avère être encore difficile, mais pour s’attaquer à la question, un nouveau dispositif se propage au sein des multinationales. Désormais, une grande partie des dirigeants voient leurs primes variables être associées aux indicateurs de responsabilité sociale de leurs entreprises (RSE). Autrement dit : si au cours de l’année les indicateurs RSE sont bons, leurs primes de fin d’années le seront aussi.
En théorie, l’application de ces « contrats RSE » est un moyen d’intégrer les préoccupations environnementales aux modèles des entreprises en les plaçant au même niveau que les objectifs financiers, et donc d’encourager la prise de décisions responsables par la direction. Mais, et même si cette méthode est présentée comme un moyen efficace d’atteindre des objectifs extra-financiers, il manquait encore jusqu’à récemment des analyses concrètes sur le sujet. En pratique, donc, est-ce que cela fonctionne ?
Patricia Crifo, professeure d’économie à l’École polytechnique, s’est penchée sur cette question en étudiant un panel des plus grandes entreprises du monde, et en publiant récemment ses recherches dans un article sur le sujet : « Corporate Social Responsibility and Governance: The Role of Executive Compensation » 1. Dans cette enquête, ses collègues et elle interrogent l’efficacité des contrats RSE. Ils constatent que ce type de contrats, qui permet certes d’améliorer les performances extra-financières, peut aussi parfois se traduire par un accroissement des coûts et donc une baisse des performances des entreprises qui les mettent en place.
Dans votre étude, vous montrez une augmentation de l’application des contrats RSE par les entreprises. Que sait-on de leur fréquence ?
Patricia Crifo. Depuis plusieurs années, le nombre d’accords qualifiés de « contrats RSE » est clairement à la hausse. A priori, l’objectif des contrats RSE est d’inciter les dirigeants à une meilleure prise en compte de la performance à long terme de l’entreprise. C’est une tendance que l’on observe partout dans le monde.
Sur un panel de près de 4 000 firmes réparties dans 40 pays, entre 2010 et 2016, 20% ont mis en place ce type de contrats. Ces pays se trouvent principalement en Europe (30%), en Amérique du Nord (27%) et en Asie-Pacifique (37%). En termes d’activité, elles se positionnent surtout dans les secteurs manufacturier et financier (26%). En étudiant cette base de 4 000 entreprises, nous voyons que la tendance est nettement à la hausse depuis 10 ans. Les chiffres montrent qu’on est passé d’une dizaine d’entreprises en 2010 à plus de 750 en 2018 qui adoptent ces programmes de rémunération des dirigeants. En France, si l’on se concentre sur le CAC40, on serait passé de 10% en 2006 à plus de 70% fin 2015.
Comment ces contrats RSE se matérialisent-ils dans les entreprises ?
Il y a de nombreux exemples. En mai 2020, le groupe Suez a annoncé qu’il s’engageait à évaluer l’impact de ses activités sur l’environnement, et à intégrer la biodiversité dans les processus de décision de l’entreprise, y compris dans la rémunération des dirigeants. Deutsche Bank a annoncé en décembre 2020 s’être fixé des objectifs de croissance annuels pour ses activités environnementales, sociales et de bonne gouvernance d’entreprise (ESG), et prévoit d’y associer la rémunération des dirigeants à partir de 2021. Apple a annoncé le mardi 5 janvier 2021 qu’ils allaient modifier les bonus des dirigeants en fonction de leur comportement face aux valeurs sociales et environnementales de l’entreprise (le changement de politique concernera jusqu’à 10% de la partie variable de la rémunération).
Vos travaux montrent que l’impact de ces contrats RSE dépend du modèle de gouvernance de l’entreprise. Qu’avez-vous remarqué ?
Nos analyses montrent que ces contrats ne fonctionnent pas toujours comme prévu. Dans les entreprises dont la gouvernance est orientée principalement vers les actionnaires, ils sont très peu incitatifs. Ceci est dû au fait qu’ils n’apportent qu’un gain relatif en termes de performance RSE et tendent même à avoir un impact négatif sur la performance financière. En revanche pour les entreprises dont la gouvernance est orientée vers un nombre plus large de parties prenantes, les contrats RSE sont efficaces pour améliorer la performance extra-financière de l’entreprise.
Les contrats RSE ne sont donc pas toujours efficaces pour atteindre les objectifs de l’entreprises. Comment est-ce que vous expliquez ce phénomène ?
Effectivement, pour les entreprises avec un modèle de gouvernance centré sur la création de valeur actionnariale, ces dispositifs ne sont pas suffisants pour améliorer la performance, qu’elle soit financière ou extra-financière. Ils ne permettent pas de résoudre les conflits sur les objectifs et d’aligner les intérêts de tous (managers et actionnaires, notamment) dans la création de valeur pour l’entreprise.
Une abondante littérature reconnaît désormais que des incitations financières trop fortes peuvent fausser l’effort managérial ou encourager un court-termisme excessif. Les stock-options et les bonus augmentent avec la volatilité et poussent à la prise de risques, sans forcément s’aligner sur les intérêts à long terme des actionnaires.
Les décideurs politiques ont récemment réagi. Certains pays comme la France et les États-Unis ont adopté des lois exigeant des entreprises qu’elles organisent des votes sur les rémunérations lors des assemblées générales d’actionnaires (« say on pay »), qu’elles publient les ratios de rémunération des PDG par rapport aux salariés, ou bien qu’elles limitent les bonus.
L’introduction d’incitations à penser sur le long terme ou sur la performance RSE via les contrats RSE est un autre moyen de contrecarrer le court-termisme. Par exemple, la loi Pacte de 2019 en France encourage les entreprises à communiquer sur ce dispositif. Mais encore faut-il qu’elle s’accompagne d’un modèle de gouvernance tourné vers la création de valeur pour l’ensemble des parties prenantes, pas uniquement les actionnaires. Autrement dit, il faut que la gouvernance de l’entreprise soit en cohérence avec les incitations proposées aux manageurs.