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Les grands fonds marins refont surface

La vie des grands fonds observée grâce aux nouvelles technologies

Anaïs Marechal, journaliste scientifique
Le 8 juin 2022 |
5 min. de lecture
Lénaick Menot
Lénaick Menot
chercheur au Laboratoire environnement profond de l’Ifremer
En bref
  • Les plaines abyssales se situent à quelque 5 000 kilomètres de la surface, sont des milieux extrêmes où la lumière ne pénètre pas et sont donc difficilement explorables.
  • Cependant, les nouvelles technologies permettent d'aller plus loin. Ainsi, la France dispose depuis 2020 de l’un des quatre AUV dans le monde capable de plonger jusqu’à 6 000 mètres de profondeur.
  • Des observatoires fonds de mer existent aussi afin de fournir un maximum d’informations aux chercheurs. Il en existe des autonomes et des câblés.
  • L’objectif est aujourd’hui d’en apprendre plus sur la faune et la flore sous-marines. Dans les prélèvements effectués dans les plaines abyssales, 90% des espèces relevées sont inconnues.

Pouvez-vous nous dresser un portrait de la vie qui peuple les grands fonds marins ?

Les plaines abyssales, qui se situent à env­i­ron 5000 mètres de pro­fondeur, sont des milieux extrêmes où la lumière ne pénètre pas. La tem­péra­ture de l’eau est d’environ 2°C et la pres­sion est élevée. Con­tre toute attente, on y trou­ve une grande diver­sité d’espèces. Cepen­dant, beau­coup d’entre elles ne comptent qu’un petit nom­bre d’individus car la nour­ri­t­ure est rare : seule 1 % de la matière organique pro­duite en sur­face atteint les grands fonds marins. Pois­sons, crus­tacés, con­com­bres de mer, étoiles de mer, oursins ou encore vers marins y vivent. Com­ment expli­quer cette grande diver­sité ? Cela reste aujourd’hui un mystère.

Cer­tains envi­ron­nements sont de véri­ta­bles oasis dans ces grands fonds marins : canyons, monts sous-marins et sources hydrother­males. Autour de ces dernières les con­di­tions sont très dif­férentes. L’eau est chaude (plusieurs cen­taines de degrés) et acide, très pau­vre en oxygène et riche en méthane et sul­fure d’hydrogène (H2S). Ces com­posés sont oxy­dés par des bac­téries qui pro­duisent énergie et matière organique con­som­més par la faune. Elle y est très abon­dante en ter­mes d’espèces et de nom­bre d’individus. On y ren­con­tre des moules géantes (Bathy­modi­o­lus sp.), des vers tubi­coles géants (Rif­tia pachyp­ti­la), des gastéropodes velus (Alvini­con­cha sp.) ou encore des essaims de crevettes (Rim­i­caris sp.). 

La bio­di­ver­sité des grands fonds marins : un éven­tail de ressources économiques

Les organ­ismes des grands fonds, et notam­ment ceux des sources hydrother­males, sont adap­tés à des con­di­tions de vie hos­tiles : haute pres­sion, haute tem­péra­ture, milieu acide, présence de molécules tox­iques (H2S), etc. Leurs com­posants intéressent de nom­breuses indus­tries util­isant les biotech­nolo­gies, comme la chimie, la phar­ma­cie ou encore l’agroalimentaire. Par exem­ple, cer­tains annélides (des vers) ren­fer­ment des molécules présen­tant des pro­priétés antibi­o­tiques intéres­santes1. Autre retombée poten­tielle : cer­taines bac­téries présen­tent le poten­tiel de pro­duire de l’hydrogène par fer­men­ta­tion, un atout de taille face à la tran­si­tion énergétique.

Depuis quand ces milieux hostiles sont-ils explorés ?

Cela remonte aux pre­mières plongées de sous-marins habités. L’Ifremer a mis à l’eau la Cyana en 1969, et les sources hydrother­males ont été décou­vertes en 1977. Mais c’est le Nau­tile en 1984 qui a per­mis les plus grandes avancées grâce à sa capac­ité de descente jusqu’à 6 000 mètres. Les sous-marins habités restent indis­pens­ables à ce jour pour observ­er à l’œil nu des sites encore inconnus.

De nou­veaux engins non habités com­plè­tent l’arsenal. Les ROV, dont les pre­miers datent des années 2000, sont des drones sous-marins téléguidés reliés par un câble au navire. D’autres drones totale­ment autonomes, les AUV, sont désor­mais util­isés. La France dis­pose depuis 2020 de l’un des qua­tre AUV dans le monde capa­ble de plonger jusqu’à 6 000 mètres de pro­fondeur2. Ces drones peu­vent filmer et car­togra­phi­er de grandes éten­dues sous-marines. La prochaine étape pour l’Ifremer vise à leur adoss­er un sys­tème de col­lecte de larves, car le cycle de vie lar­vaire est l’un des élé­ments man­quant à notre com­préhen­sion du cycle de vie des organ­ismes des grands fonds.

De nouveaux instruments permettent-ils de faire avancer les connaissances ?

Oui, depuis une dizaine d’années nous prof­i­tons des nom­breuses don­nées col­lec­tées par les obser­va­toires des fonds marins. Ce sont de véri­ta­bles sta­tions d’observation instal­lées en per­ma­nence au fond des océans. Il en existe deux types : des obser­va­toires autonomes, fonc­tion­nant sur bat­terie et néces­si­tant une main­te­nance annuelle pour récupér­er les don­nées ; et des obser­va­toires câblés, très coû­teux, qui trans­met­tent leurs don­nées en temps réel. Des obser­va­toires instal­lés près des sources hydrother­males – comme sur la ride Paci­fique Est ou aux Açores3 – fil­ment en per­ma­nence la faune et mesurent dif­férents paramètres environnementaux. 

Ils représen­tent une véri­ta­ble avancée : con­traire­ment aux cam­pagnes en mer, ils offrent des mesures con­tin­ues ren­seignant sur la dynamique des écosys­tèmes. Ils ont révélé, con­tre toute attente, la grande sta­bil­ité du champ de moules hydrother­males des Açores à l’échelle d’une décen­nie. L’influence de la marée sur les écosys­tèmes des grands fonds a égale­ment été décrite grâce à ces observations.

© NOAA Office of Ocean Explo­ration and Research

Et qu’en est-il de l’ADN environnemental – technique permettant d’identifier des espèces à partir de traces d’ADN laissées dans l’eau – qui semble de plus en plus utilisé en milieu aquatique ?

L’ADN envi­ron­nemen­tal a été util­isé pour la pre­mière fois pour les grands fonds marins il y a quelques années, dans le cadre du pro­jet Pourquoi pas les abysses ? piloté par l’Ifremer4. Ce pro­jet vise à réalis­er un inven­taire de la bio­di­ver­sité des grands fonds. Le nom­bre d’espèces rap­porté par cette tech­nique est phénomé­nal par rap­port aux obser­va­tions. Mais les grands fonds marins sont un envi­ron­nement froid dans lequel l’ADN se con­serve longtemps : ces organ­ismes vivaient-il vrai­ment là, ou ces prélève­ments sont-ils la trace d’un frag­ment ayant dérivé jusque-là ? On ne le sait pas.

L’autre lim­ite de l’ADN envi­ron­nemen­tal est de réus­sir à reli­er l’ADN détec­té à une espèce, dont la mor­pholo­gie a déjà été décrite. Or, très peu d’espèces sont con­nues : l’objectif du pro­jet inter­na­tion­al Bar­code of Life5 est d’augmenter la taille de cette base de don­nées. Aujourd’hui, dans chaque prélève­ment issu des plaines abyssales, 90 % des espèces sont inconnues.

Si la biodiversité des grands fonds marins est si peu connue, comment dans ce cas évaluer les retombées d’une exploitation minière ?

Elles sont effec­tive­ment mal con­nues. Les incer­ti­tudes con­cer­nent en pre­mier lieu l’ampleur des retombées. Elles ne se lim­i­tent pas à la zone exploitée : le panache de sédi­ments généré par l’exploitation va se dis­pers­er dans la colonne d’eau, puis retomber sur le fond. Cette dis­per­sion est dif­fi­cile à éval­uer. De plus, nous l’avons évo­qué, les plaines abyssales sont peu­plées de nom­breuses espèces rares – comp­tant très peu d’individus – et dont le cycle lar­vaire est mécon­nu. Il est impos­si­ble de con­naitre leur capac­ité de recoloni­sa­tion, ni leur rôle dans chaque écosys­tème. Le risque d’ex­tinc­tion ne peut être écarté.

Un pre­mier essai pilote d’exploitation a été réal­isé par la société belge Glob­al Sea Min­er­al Resources dans la zone de Clar­i­on-Clip­per­ton, prisée pour ses nod­ules polymé­talliques. Les retombées envi­ron­nemen­tales sont en cours d’é­val­u­a­tion dans le cadre du pro­jet de recherche MiningIm­pact6. Mais nous sommes encore loin de pour­voir éval­uer l’im­pact à long terme d’une exploita­tion minière sur plusieurs mil­liers de kilo­mètres carrés.

Il faut tout de même recon­naître que la faune dont on par­le représente une très faible bio­masse. Sa per­tur­ba­tion n’entrainerait pas vrai­ment de con­séquences sur les grands cycles biogéochim­iques, comme celui du car­bone. Le car­bone arrivant au fond serait tou­jours dégradé par les bac­téries, dont on sait qu’elles ne seront pas impactées durable­ment par une exploita­tion. La ques­tion qu’il faut se pos­er est : la bio­di­ver­sité a‑t-elle une valeur intrinsèque ?

1Voir par exem­ple les travaux de Aurélie Tasiem­s­ki au Cen­tre d’infection et d’immunité de Lille.
2https://​wwz​.ifre​mer​.fr/​E​s​p​a​c​e​-​P​r​e​s​s​e​/​C​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​-​d​e​-​p​r​e​s​s​e​/​O​d​y​s​s​e​e​-​d​e​s​-​g​r​a​n​d​s​-​f​o​n​d​s​-​u​n​-​n​o​u​v​e​a​u​-​r​o​b​o​t​-​s​o​u​s​-​m​a​r​i​n​-​p​o​u​r​-​l​e​s​-​s​c​i​e​n​c​e​s​-​o​c​e​a​n​iques, con­sulté le 30 mai 2022.
3https://​www​.emso​-fr​.org/​E​M​S​O​-​A​zores
4https://wwz.ifremer.fr/Actualites-et-Agenda/Toutes-les-actualites/L‑ADN-environnemental-au-secours-de-la-biodiversite-des-fonds-marins-ScienceDurable, con­sulté le 30 mai 2022.
5https://​ibol​.org
6https://​miningim​pact​.geo​mar​.de

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