Cet article fait partie du quatrième numéro de notre magazine Le 3,14, dédié à
l’agriculture. Découvrez-le ici.
Pourquoi est-ce compliqué de définir le gaspillage alimentaire ?
En France, une distinction existe entre le gaspillage, les déchets et les pertes. Nous parlons de « gaspillage » pour des produits qui sont écartés (tri, surproduction…), perdus (récolte, transformation, transport…) ou non consommés (périmés, servis mais jetés). Les « déchets » comprennent les parties que nous n’avons pas l’habitude de consommer (peau de melon, os de poulet, queues de cerises…), qu’elles soient ou non récupérées. Et nous utilisons généralement le terme de « pertes » pour parler de produits perdus en amont, lors de la production et de la transformation, car ce mot n’est pas connoté négativement, contrairement au mot « gaspillage ».
Selon les régions et les habitudes culturelles, certains aliments (ou parties d’aliments) peuvent être considérés comme consommables ou non : verts de poireaux, peaux d’agrumes, têtes de poissons ne sont pas cuisinés partout dans le monde. De plus, dans certains pays, on ne considère pas comme « gaspillés » des aliments réutilisés pour la nourriture animale ou la production d’énergie. Ce qui entraîne des différences de définitions, et donc d’actions, d’un pays à l’autre.
Quels sont les chiffres du gaspillage ?
En 2011, la FAO a présenté la première estimation à l’échelle mondiale : un tiers environ des parties comestibles des aliments produits pour la consommation humaine est perdu ou gaspillé, ce qui correspond environ à 1,3 milliard de tonnes de nourriture par an. Le gaspillage est assez bien réparti, et ce quel que soit les pays, entre les différents échelons de la chaîne alimentaire : 1/3 en amont (production), 1/3 en aval (au niveau du consommateur), 1/3 entre les deux (distribution et transformation).
Pour la France, l’Ademe a publié l’étude la plus complète en 2016 en croisant différentes données et en réalisant plus de 500 entretiens qualitatifs1. L’ensemble des pertes et gaspillages alimentaires représentaient en masse, en 2016, 10 millions de tonnes. Le gaspillage généré au foyer équivaut à 30 kg par personne et par an, dont 7 kg de déchets alimentaires non consommés encore emballés, et représente environ 108 € par an et par personne (240 € si l’on considère l’ensemble des pertes et gaspillages générés tout au long de la chaîne). À souligner que l’on gaspille quatre fois plus en restauration collective et commerciale qu’au foyer (130 g/convive/repas contre 32 g chez les ménages).
Quand a‑t-on décidé de lutter contre le gaspillage ?
Les Britanniques ont commencé très tôt, dès 2005, en lançant les premières études ainsi que diverses actions, mais la France a été pionnière sur le plan législatif. Dans le cadre du Pacte national de lutte contre le gaspillage en 2013, elle a retenu un objectif de réduction des pertes alimentaires. Puis la loi Garot (du nom du député Guillaume Garot), en 2016, a hiérarchisé les actions de lutte contre le gaspillage, interdit la destruction de la nourriture consommable, et obligé les magasins de plus de 400 m2 à établir une convention de dons des aliments qui, jusque-là, étaient détruits.
En 2018, la loi Egalim 1 a élargi la possibilité de dons à la restauration collective et à l’industrie agroalimentaire. Enfin, la loi Anti-Gaspillage pour une Économie Circulaire (AGEC) de 2020 étend la loi Garot au commerce de gros, et adopte des objectifs de réduction de 50 % des pertes et gaspillages. D’ici 2030 pour les producteurs, l’industrie agroalimentaire et les consommateurs, d’ici 2025 pour la distribution et la restauration collective. Des objectifs très ambitieux, qui visent à montrer l’exemple au niveau européen.
Sur le plan international, l’année 2015 a été déterminante, avec l’adoption des objectifs de développement durable (ODD). L’objectif retenu est, d’ici 2030, de réduire de moitié le volume de déchets alimentaires par habitant au niveau de la distribution comme de la consommation et de réduire les pertes tout au long des chaînes de production et d’approvisionnement.
En France, cette prise de conscience a‑t-elle déjà permis de réduire le gaspillage ?
Il n’existe pas encore d’indicateurs fiables permettant de suivre l’évolution du gaspillage. De nombreux acteurs, que ce soit en amont (agriculteurs et éleveurs) ou en aval (notamment restauration commerciale, artisans commerçants, foyers), n’ont qu’une vague idée de ce qu’ils perdent, et ont souvent tendance à le sous-estimer. Quant aux industriels et aux distributeurs, ils sont souvent confrontés à un problème de confidentialité des données.
Mais une directive européenne rend obligatoire, à compter de 2023, la publication par pays tous les 4 ans d’un chiffre global de gaspillage et tous les ans d’un chiffre par poste : restauration collective, individuelle, foyers, etc.
Notre objectif à l’Ademe est de mettre en place des outils pour aider les acteurs à chaque maillon de la chaîne à faire des diagnostics et définir ses actions de réduction. Nous avons déjà mis au point de tels outils, par exemple pour les cantines, qui aident les gestionnaires à mesurer les déchets, puis à les réduire2 ou encore pour les industriels de l’agro-alimentaire3. L’important est de mettre le pied à l’étrier, de montrer aux différents acteurs que c’est possible et profitable puisque cela permet d’économiser sur les coûts de production.
L’objectif de réduction de 50 % vous semble-t-il réaliste ?
Il est très ambitieux, car il est souvent assez simple de réduire de 30 % ses pertes, mais pour atteindre les 50 % cela demande une vraie réflexion et des changements de comportements. Mais les personnes sont accompagnées, c’est faisable. En 2019, nous avons recruté, dans le cadre d’une opération « zéro gâchis académie », 243 foyers qui ont accepté d’évaluer leur gaspillage, puis de suivre des gestes « anti-gaspi ». Un an après le début de l’enquête, ils ont de nouveau pesé les produits alimentaires jetés : ils avaient réduit leur gaspillage de 59 % !
Les moyens consacrés à la lutte contre le gaspillage sont-ils suffisants ?
Ils sont en baisse. Si d’importants moyens ont été mis en place en 2016 et 2017, il est difficile depuis de les mobiliser. Il est pourtant indispensable d’avoir des relais sur les territoires comme les RÉseaux de Lutte contre le Gaspillage Alimentaire (RÉGAL) qui aident à sensibiliser l’ensemble des acteurs. Il serait également nécessaire de faire une grande campagne nationale d’information sur cette problématique.
Heureusement dans la société civile, des entreprises comme Too Good To Go ou Phenix n’ont pas attendu pour agir, et secouent efficacement les pouvoirs publics comme les consommateurs, en inventant des solutions originales pour lutter contre le gaspillage.