Aujourd’hui, la production alimentaire disponible de la France et des États-Unis s’élève à plus de 3 500 calories par jour et par personne — pour des besoins estimés autour de 2 000 ou au maximum 2 500 calories. Mais ces chiffres sont rarement cités par ceux qui luttent contre le gaspillage, qu’ils soient industriels, associatifs, ou politiques.
Le gaspillage devient un marché
Marie Mourad a étudié le sujet en France et aux États-Unis, et a mis en avant, dans sa thèse, cet effet pervers des politiques de réduction des pertes et gaspillage. « Dans les deux pays, ce sont des firmes de la grande distribution et de l’industrie agroalimentaire, de concert avec le ministère de l’Agriculture en France et des associations environnementales aux États-Unis, qui ont produit des estimations chiffrées mettant l’accent sur les pourcentages de produits jetés, secteur par secteur, sans interroger ni les quantités produites ni la nature des aliments concernés. Ils encouragent ainsi une définition du gaspillage comme un problème d’optimisation de la production existante, de la distribution et de la consommation et privilégient l’utilisation des excédents existants plutôt que leur réduction à la source. »
Comme elle le montre, une concurrence se développe, au cours des années 2010, entre les différents usages des excédents. Cherchant à utiliser des produits alimentaires non vendus, des firmes renforcent les circuits de dons d’aliments consommables auprès d’associations d’aide alimentaire, générant des contreparties financières (incitation fiscale le plus souvent) pour les donateurs.
Certains responsables du développement durable de firmes du secteur alimentaire mettent également en place le recyclage et la vente de matières non consommables, en partenariat avec des entreprises de traitement des déchets. Des fondateurs de start-ups et d’associations saisissent l’opportunité de ces évolutions pour développer des activités intermédiaires qui renforcent des circuits existants et créent de nouveaux circuits de transformation et de réallocation des excédents. « Ces évolutions révèlent un mécanisme que l’on pourrait qualifier de re-marchandisation d’excédents, souligne Marie Mourad. Leur nouvelle valeur marchande repose en partie, paradoxalement, sur leur caractère dé-marchandisé (non vendu) ou non marchandisé (non destiné à être vendu). »
Autre effet pervers de la lutte contre le gaspillage telle qu’elle est organisée pour l’instant : les déductions d’impôts sont le plus souvent calculées en fonction du poids d’aliments donnés, ce qui incite à privilégier la quantité plutôt que la qualité. Par exemple aux États-Unis, mais aussi en France, les canettes de sodas sont assimilées à de la nourriture : leur don est rémunérateur pour les entreprises alors même qu’il est délétère pour des populations bénéficiaires qui souffrent déjà de malnutrition, surpoids ou obésité…
En revanche, aucune mesure ne freine les distributeurs dans leurs propositions toujours plus alléchantes de promotions qui poussent à la consommation, sur des rayons généralement bien plus visibles et mieux présentés que ceux où sont stockées les marchandises presque périmées et donc proposées à moindre coût.
Le gaspillage est multifactoriel
Autre problématique de la lutte contre le gaspillage : la nécessité — et la difficulté — d’agir sur plusieurs facteurs et/ou acteurs en même temps. Barbara Redlingshöfer, chercheuse à l’Inrae, vient de terminer une thèse sur les pertes et gaspillages alimentaires en ville et s’est intéressée aux politiques publiques qui visent la réduction du gaspillage et des déchets alimentaires en région parisienne. Elle a pu constater qu’il existe un grand nombre de politiques publiques qui proposent des leviers d’action, comme des campagnes de sensibilisation, l’incitation fiscale au don alimentaire ou encore le tri des bio-déchets et leur compostage ou méthanisation.
Ces campagnes s’inscrivent dans des politiques liées à l’alimentation, aux déchets ou encore à l’énergie, à des niveaux administratifs variés. Mais elles sont peu coordonnées entre elles. Par exemple, un « plan compost » n’est pas articulé avec les actions de lutte contre le gaspillage et peut même, implicitement, légitimer le fait de jeter de la nourriture, en associant le compostage à un geste positif !
La majorité des déchets alimentaires est aujourd’hui traitée par incinération, grâce à un secteur de collecte et de traitement performant qui a besoin d’être alimenté… en déchets ! Certes, le cadre législatif prévoit l’élargissement de la collecte des déchets alimentaires et leur recyclage, mais on est très loin des objectifs. « Nous avons besoin d’articuler et de créer des synergies entre ces différentes politiques au lieu de les gérer en silo, souligne Barbara Redlingshöfer. Sinon, on a raison de craindre qu’elles restent inefficaces. »
Les Projets alimentaires territoriaux (PAT) qui ont pour objectif de relocaliser l’agriculture et l’alimentation dans les territoires devraient donc tenir compte, dès leur élaboration, de ce type d’interactions.
Différences individuelles
Par ailleurs, elle souligne à quel point les comportements des individus face au gaspillage sont divers et complexes et nécessitent d’être analysés au-delà des individus, au niveau des ménages et de leurs activités. « Il y a bien sûr des sensibilités individuelles plus ou moins réceptives à cette problématique. Mais selon la composition du foyer, le métier, les loisirs, l’offre en magasins dans le quartier, les pratiques peuvent différer ! »
Par exemple, contrairement aux idées reçues, une famille nombreuse, par personne, gaspille moins qu’un couple sans enfants, car elle a plus d’opportunités pour proposer les restes cuisinés. Autre exemple, selon que les personnes ont du temps pour faire des courses dans la journée ou non, elles peuvent remplir leur frigo au plus près des besoins, ou au contraire faire des stocks, dont une partie risque de finir à la poubelle. Il sera important d’analyser comment le développement du télétravail affectera le gaspillage.
On peut faire l’hypothèse qu’il est plus facile pour une personne qui télétravaille à son domicile de faire les courses quotidiennement que pour celle qui a une heure de trajet quotidien pour aller au bureau. Enfin, des aspirations à manger « sain », peuvent entrer en conflit avec le fait de gaspiller moins, car manger « sain » est souvent associé à manger des produits, notamment des fruits et légumes, les plus frais possibles…
« Ce champ de recherches sur les pratiques alimentaires des ménages et leurs déterminants est récent, mais quand on voit la multiplicité des facteurs en interaction, on sait déjà qu’il va falloir trouver différents leviers d’actions, et ne pas réfléchir en silos comme on a tendance à le faire aujourd’hui, en ciblant chaque catégorie — les consommateurs, les distributeurs, les producteurs — séparément » conclut Barbara Redlingshöfer.
Les projets de sensibilisation sont en cours
« Quelques bonnes nouvelles tout de même, la sensibilisation au gaspillage progresse et la mobilisation pour les “moches” par exemple porte ses fruits, souligne Marie Mourad. »
Sur la question des dates de péremption, l’entreprise Too Good To Go a obtenu de réelles avancées en faisant signer à 62 entreprises un pacte visant à réduire le gaspillage alimentaire dû aux dates de consommation. Ainsi, 3 000 gammes de produits sensibilisent le consommateur sur les Dates de Durabilité Minimale (DDM) avec des pictogrammes « Observez, sentez, goûtez » pour l’inciter à utiliser ses sens, et plus de 600 rayons anti-gaspi ont été déployés pour vendre des produits à DDM proche ou dépassée. Preuve qu’il est possible de contourner certains obstacles réglementaires.
Enfin, quelques conseils donnés aux ménages, s’ils sont respectés, ont une réelle efficacité : faire des listes de courses avant d’aller en magasin évite les achats impulsifs, doser les quantités à cuisiner selon les besoins et apprendre à cuisiner des restes empêche les poubelles de se remplir trop vite. Et de citer en exemple la Grande-Bretagne, qui a mené un vrai travail de terrain, en mobilisant les énergies locales au plus près des familles, en organisant des ateliers cuisines, des formations pour renforcer leur capacité à mieux gérer leur alimentation.
En France, des associations comme Familles rurales mènent des actions équivalentes sur tout le territoire, au plus près des ménages.