Depuis les débuts du réseau Bitcoin en janvier 2009, les jetons (« tokens ») émis par le réseau (les bitcoins), n’ont cessé de prendre de la valeur, passant de 0 à 43,144 dollars (au 21 septembre 2021). On dénombre aujourd’hui plus de 10 000 cryptomonnaies, mais le bitcoin demeure la plus importante, avec une capitalisation de 800 milliards de dollars – soit 44 % de la capitalisation de toutes les cryptomonnaies. La valeur du jeton est cependant extrêmement volatile, et rien ne garantit qu’elle continuera à augmenter ; certains économistes, comme le prix Nobel d’économie Jean Tirole, considèrent ainsi qu’il s’agit d’une bulle sur le point d’éclater1.
Jean-Paul Delahaye, mathématicien et professeur d’informatique, a suivi de près l’explosion des cryptomonnaies au cours de la dernière décennie. Pour lui, l’énorme consommation énergétique du bitcoin est absurde, parce qu’elle serait uniquement due à des erreurs de conception dans le protocole de fonctionnement du réseau. Des solutions à ces problèmes ont depuis été trouvées et mises en œuvre par d’autres projets de cryptomonnaies, et seule une spéculation malsaine permettrait d’expliquer la persistance d’un cours du bitcoin aussi élevé.
Vous êtes un expert du bitcoin, pouvez-vous rapidement nous expliquer son fonctionnement ?
Jean-Paul Delahaye. L’émission et la circulation des bitcoins sont gérées par un réseau d’ordinateurs qui fonctionne de façon décentralisée (réseau peer-to-peer). Ce réseau a été conçu par une ou plusieurs personnes dont l’identité est encore inconnue, mais qui agissent sous le pseudonyme de Satoshi Nakamoto. Chaque ordinateur du réseau détient une copie de la « blockchain », un fichier récapitulant l’ensemble des informations sur le contenu de tous les comptes bitcoins et de toutes les transactions effectuées sur le réseau.
Pour encourager de nouveaux ordinateurs à participer à la gestion du réseau bitcoin, une récompense est distribuée toutes les 10 minutes à l’un d’eux, grâce à la création ex-nihilo de nouveaux jetons. Cette récompense – qui était de 50 bitcoins au début, puis de 25, de 12,5, et désormais de 6,25 (soit 270 000 dollars au 21 septembre 2021) – est attribuée au gagnant d’un concours de calcul, appelé « preuve de travail » (proof of work). Nous connaissons ce processus sous le nom de « minage », et c’est justement ce processus qui implique une importante dépense d’électricité. Les ordinateurs qui tentent de remporter le prix sont appelés « mineurs de bitcoins ».
Cette consommation d’énergie est problématique pour deux raisons. D’abord parce qu’elle est devenue énorme avec le temps, mais également parce qu’elle est inutile : il existe d’autres méthodes d’attribution de la prime, comme la « preuve d’enjeu » (proof of stake), qui ne nécessitent pas de fortes dépenses énergétiques.
Quelles sont vos estimations sur la consommation d’énergie actuelle du réseau Bitcoin ?
Nous pouvons estimer la puissance cumulée de tous les mineurs avec précision car le temps moyen de minage d’un bloc en dépend2. Cet été, cela s’élevait à 120x1018 hashs par seconde (1 hash = 1 calcul de la fonction SHA2563). Aujourd’hui, la meilleure machine pour calculer des hashs est l’Antminer S19 Pro, capable de calculer 110 TeraHashs par seconde, pour une puissance électrique de 3 250 W4. Si l’on suppose que tous les mineurs de Bitcoin utilisent cet outil (ce qui est bien sûr très optimiste, car il existe encore de nombreux outils de minage nécessitant davantage d’électricité par hachage), un simple calcul peut nous indiquer combien de TWh/an le réseau Bitcoin consomme :
Ce résultat est conforme aux estimations de Digiconomist (34 TWh/an)5 et du Cambridge Bitcoin Energy Consumption Index (31,7 TWh/an)6. Il ne peut être inférieur, et ceux qui le contestent ne sont pas sérieux. Par conséquent, chaque année, le réseau Bitcoin utilise (au moins) autant d’électricité que celle produite par quatre réacteurs nucléaires en un an, et (au moins) autant que toutes les éoliennes de France. Ce n’est pas une hypothèse, c’est une certitude !
Il faut également souligner que ce chiffre est obtenu sans prendre en compte la consommation énergétique des mineurs les plus anciens (qui sont moins efficaces), du refroidissement des machines dans les fermes de minage et de la production des ordinateurs. Tout cela signifie que nous devrions doubler ou même tripler l’estimation minimale !
La Chine a récemment interdit le minage de bitcoin sur son territoire. Pourquoi cette décision, et quelles en seront les conséquences ?
Jusqu’à très récemment, la Chine concentrait près de 60 % des centres de minage de bitcoins, notamment parce que son électricité était bon marché. Cependant, le gouvernement chinois a presque totalement interdit cette pratique. Il y a plusieurs explications à cela, l’une d’entre elles étant que la Chine ne veut pas que ses citoyens ou ses entreprises utilisent des cryptomonnaies pour concurrencer le yuan ou pour blanchir de l’argent. Une autre explication se trouve dans l’objectif de réduire des émissions de CO2 du pays, mis à mal par la forte consommation d’électricité du minage. Aujourd’hui, l’énergie utilisée pour miner du bitcoin n’est pas du tout verte. Les mineurs n’y ont pas d’intérêt particulier. Ce qui leur importe, c’est de payer le kWh le moins cher possible – ils se moquent de savoir si cette énergie est renouvelable ou non.
C’est pour cette raison que les centres de minage ont été incités à se déplacer vers d’autres pays, où les prix de l’électricité sont suffisamment bas pour rester rentables. En France ou en Allemagne, par exemple, l’électricité est trop coûteuse (de l’ordre de 0,15 à 0,20 $ par kWh). Aux États-Unis ou au Canada, ces prix sont, au contraire, beaucoup plus abordables (environ 0,03–0,05 $ par kWh dans certains cas). Aux États-Unis, au Canada et en Islande, les barrages hydroélectriques permettent de faire baisser le prix de l’électricité, et les fermes de minage de bitcoins sont par conséquent souvent construites à proximité. D’ailleurs, lorsque le prix du bitcoin augmente, cela peut même avoir pour effet de faire rouvrir d’anciennes centrales électriques au charbon !7
Il est important de comprendre que plus le prix du bitcoin augmente, plus les mineurs sont prêts à payer pour miner. Donc si le prix du bitcoin augmentait d’un facteur 20 (ce qui est un minimum pour qu’il puisse concurrencer le dollar ou l’euro), alors l’électricité allouée au réseau bitcoin serait elle aussi susceptible d’augmenter d’un facteur 20. Il n’y aura jamais plus de 21 millions de bitcoins en circulation (cette limite est inscrite dans le protocole de base du réseau), et la valeur disponible en bitcoins ne peut donc augmenter que si le prix du jeton augmente. Je ne pense pas que la consommation d’énergie du bitcoin puisse être multipliée par 20 sans que les gouvernements ne s’en mêlent et n’instaurent des réglementations. De plus, si la demande des mineurs était multipliée par 20, le prix de l’électricité augmenterait de façon conséquente pour tout le monde, ce qui ne serait tout simplement pas acceptable. Je pense plutôt que, petit à petit, les cryptomonnaies utilisant de meilleurs protocoles vont prendre le dessus. Et en réalité, c’est déjà le cas : l’importance relative du bitcoin diminue, passant de 68,2% il y a un an à 44% aujourd’hui. Même les spéculateurs qui détiennent du bitcoin se rendent progressivement compte qu’il est condamné à moyen terme et qu’ils devraient parier ailleurs !