Technologie de « rupture » s’il en est, l’impression 3D, aujourd’hui trentenaire, revient sur le devant de la scène au gré des phénomènes de mode. Malgré des propriétés techniques et des avantages révolutionnaires, ainsi que des projections de croissance très optimistes, les usages industriel et domestique de cette technologie semblent, eux, progresser bien plus lentement qu’attendu. La révolution de la vie quotidienne par l’impression 3D, prévue par les experts depuis des années, se fait toujours attendre. Et pour Thierry Rayna, qui étudie depuis des années l’adoption et les impacts de la fabrication additive, cette révolution ne pourra pas se faire sans combiner l’impression 3D avec d’autres technologies « émergentes », telles que l’intelligence artificielle, les objets connectés, la réalité augmentée.
À quoi l’impression 3D sert-elle concrètement ?
Thierry Rayna. Globalement, il y a quatre usages possibles de l’impression 3D 1. Le prototypage rapide, d’abord, est apparu dès les années 1980 et a longtemps été la seule utilisation possible de cette technologie. Par la suite, les imprimantes 3D ont pu servir à concevoir des outils (moules, guides de découpe) utilisés dans le cadre de méthodes de fabrication traditionnelles (on parle « d’outillage rapide »). Cela permet par exemple de produire à plus faible coût et beaucoup plus rapidement des moules (pour le moulage-injection) qui peuvent avoir une structure bien plus complexe. Cela permet notamment un refroidissement et un démoulage plus rapides, ou des produits plus performants, grâce à une surface plus complexe (les pneus Michelin, par exemple). L’étape d’après consiste à utiliser l’impression 3D pour fabriquer directement des objets (ou certaines parties), ce qui offre un vrai avantage en matière de coûts : comme aucun outillage n’est requis pour la fabrication (pas de moule, etc.) le coût de fabrication est constant, et l’on peut même fabriquer de toutes petites séries.
L’ultime étape reste cependant la production décentralisée et à la demande, réalisée localement, voire directement « à la maison » par les consommateurs. Cela nous fait passer d’une situation dans laquelle on produit en se basant sur une demande estimée (d’où un potentiel gâchis), à une situation où l’on ne produit que ce qui est nécessaire, en ne transportant et stockant que les matières premières nécessaires à l’impression 3D. En effet, le coût par unité étant constant avec cette technologie, il y a beaucoup moins de raisons de concentrer la production géographiquement ou temporellement comme c’est le cas actuellement.
Cet usage est celui que l’on imagine quand on pense à l’impression 3D, mais il faut bien noter le prototypage et l’outillage concentrent toujours 90% des usages de la technologie. La fabrication directe et la production « à la maison » ne sont pas répandus.
Pourquoi pensez-vous que l’impression 3D ne s’est pas démocratisée ?
Elle est en fait déjà démocratisée pour certains usages : le prototypage et l’outillage, mais ces usages restent peu visibles et sont relativement peu « disruptifs ». Pour le reste, et malgré les avantages importants de l’impression 3D, on reste à la recherche d’usages, à la fois industriels et domestiques, qui fassent vraiment sens.
L’impression 3D fait en effet face à d’autres technologies de fabrication, sans doute moins « modernes », mais très optimisées. De fait, si la « fabrication directe » d’objet (a fortiori locale) est l’utilisation de la technologie la plus porteuse de transformations, elle ne se justifie vraiment que dans trois cas bien particuliers : urgence ou besoin d’un lead time très court, fabrication de très petites séries ou de produits ultras personnalisés, ou fabrication d’objets au design très complexe. Or ces besoins ne sont finalement critiques que dans des industries bien particulières : principalement l’aéronautique, la médecine, le spatial et la défense, qui sont tous historiquement des secteurs-clés de l’impression 3D.
Les particuliers pourraient en revanche eux ressentir de tels besoins (éviter de se rendre au magasin ou d’attendre une livraison, créer des objets personnalisés ou réparer leurs appareils domestiques), mais il y a alors un enjeu purement pratique : utiliser une imprimante 3D est à l’heure actuelle tout sauf plug-and-play ! Il faut d’abord modéliser numériquement l’objet, à l’aide de logiciels encore trop complexes, calibrer physiquement la machine avant chaque impression, et espérer que l’impression – qui peut durer plusieurs heures, même pour le plus simple des objets – se déroulera sans anicroche (auquel cas il faudra tout recommencer), et ce alors même que les machines sont très sensibles (la température, l’humidité, les vibrations, les matériaux, etc. sont autant de causes d’échec possibles)2. En ce qui concerne la personnalisation de masse, souvent perçue comme l’argument phare de l’impression 3D, elle n’est aujourd’hui qu’assez peu pertinente, en dehors de cas d’usage très spécifiques (les prothèses, par exemple). Cela fait maintenant longtemps que de grandes marques offrent la possibilité de personnaliser des objets (une paire de Nike, par exemple), mais que peu de consommateurs le font. Et la personnalisation ne concerne de nos jours que peu d’objets : que se passera-t-il lorsque l’on pourra tout personnaliser ? Qui prendra le temps de le faire ?
Vous ne pensez donc pas que l’impression 3D va exploser ?
Pas tant que l’on n’aura pas trouvé d’usage qui a vraiment du sens par rapport aux caractéristiques techniques (et pas fantasmées) de l’impression 3D. En fabrication directe ou locale, la technologie n’est aujourd’hui adaptée que pour des secteurs très précis, et dans des conditions particulières. Rares sont les cas où le lead time, la petite taille des séries, ou le besoin de complexité sont présents. Dans la majorité des cas, cet argument ne joue pas : pour les particuliers, la livraison dans les zones urbaines prend parfois moins de temps qu’il n’en faut pour imprimer l’objet ! D’ailleurs, même dans l’industrie, la généralisation de la fabrication au moyen de l’impression 3D n’est pas une évidence. Le fait que le coût de fabrication par unité reste constant est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle : dès que le nombre d’unités produites est (relativement) élevé, l’absence d’économies d’échelle devient en effet particulièrement pénalisant. Dans ce cas, il est donc toujours plus rentable de recourir à des méthodes de production traditionnelles : on fabrique des moules et des outils certes coûteux, mais qui permettent de produire rapidement des dizaines, voire des centaines de milliers d’unités à coût unitaire très faible.3
La fabrication additive n’est pas une jeune technologie, ses brevets fondateurs ont été déposés au milieu des années 1980 ; dix ans seulement après la création des premiers ordinateurs personnels. Or il y a dix ans, les ordinateurs personnels étaient déjà omniprésents. Dix ans après, une impression 3D répandue et démocratisée reste, elle, un rêve lointain, et ce malgré tous ses avantages « révolutionnaires ». Cela montre bien que ça n’est pas la technologie qui fait la « disruption », mais l’usage que l’on en fait. La vente de PC, par exemple, a chuté dans les années 1980 parce que les gens ne savaient pas quoi en faire… puis les imprimantes (papier), les appareils photo numériques et surtout Internet sont arrivés dans les années 1990, et tout le monde a saisi leur intérêt.
Je pense que l’impression 3D connaîtra le même destin : une fois couplée à la collecte des données via les objets connectés, et à leur traitement par l’intelligence artificielle, son utilité se révélera, et elle cessera d’être une technologie de niche. On pourra alors imprimer sur mesure un grand nombre d’objets (ou plus particulièrement des parties pertinentes d’objets), pour lesquels la personnalisation se fera finement et automatiquement, et aura une réelle valeur ajoutée. Mais même dans ce cas, il pourra suffire d’avoir une imprimante dans un magasin à proximité. Que tout le monde ait un jour son imprimante 3D à la maison relève sans doute plus de la science-fiction ! Après tout, des décennies après leur invention, tout le monde ne dispose pas d’une machine à pain ou d’une yaourtière à la maison…
Propos recueillis par Juliette Parmentier