À l’évocation du terme ‘grands fonds marins’, on ne peut s’empêcher de repenser aux aventures du capitaine Nemo à bord du Nautilus de Jules Verne … Depuis, on en sait un peu plus sur ces milieux. Il faut s’imaginer de vastes étendues qui représentent 56 % de la surface totale des océans. Pour les scientifiques, les grands fonds marins commencent généralement au-delà de 2000 mètres de profondeur. La définition géopolitique est différente : les grands fonds marins débutent dès la fin du plateau continental – plus proche des continents – à plus de 200 mètres de profondeur. Pour la suite de l’article, nous ferons référence à cette dernière définition.
Les eaux bleu foncé
En regardant une vue satellite de la Terre, on identifie les grands fonds marins au premier coup d’œil : ce sont les eaux bleu foncé. À ces profondeurs, la lumière ne pénètre pas. On y rencontre pourtant de nombreuses espèces animales, même si les individus sont peu nombreux. Si vous vous baladiez à bord du Nautilus, vous pourriez observer de grandes étendues planes et monotones – les plaines abyssales – entrecoupées de nombreux reliefs : monts sous-marins, volcans parfois actifs1ou encore fosses océaniques. En survolant les dorsales, vous observeriez d’immenses chaines de montagnes au centre des océans, qui mises bout à bout totalisent plus de 60 000 km. Soit 1,5 fois le tour de la Terre ! « On connait mieux la surface de la Lune que le fond de nos océans ! relève Florian Besson. La meilleure carte bathymétrique (ndlr : topographie des fonds marins) mondiale existante a une résolution d’environ 500 mètres, contre 1,5 mètres sur la Lune. » Près de 20 % des grands fonds ont tout de même été cartographiés avec plus de précision grâce aux navires équipés de sondeurs. À travers le projet Seabed2030, les Nations Unies ambitionnent de cartographier à haute résolution l’ensemble des fonds marins d’ici 2030.
L’une des particularités des grands fonds marins est leur situation politique : seule une petite partie d’entre eux se situe dans les Zones économiques exclusives (ZEE). Ils relèvent dans ce cas des juridictions nationales, notamment pour l’exploitation des minerais qu’ils abritent. « En France, le code minier encadre l’exploration et l’exploitation des ressources sur terre mais s’applique aussi en mer, détaille Florian Besson. Depuis sa dernière actualisation en 2021, il contient notamment des exigences environnementales plus strictes. » Mais la majeure partie des grands fonds marins est située hors des ZEE, dans les eaux internationales. C’est alors l’Autorité internationale des fonds marins (AIFM) qui légifère. Elle a été créée en 1994 suite à l’entrée en vigueur de la 3ème Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS). L’AIFM délivre les contrats d’exploration et d’exploitation et en assure le contrôle. Aujourd’hui, 31 contrats d’exploration d’une durée de 15 ans ont déjà été accordés à 22 entités.
Manque de réglementation
Aucun cadre n’a encore été défini pour l’exploitation minière dans les eaux internationales. « L’enjeu actuel est de définir une réglementation : elle doit garantir de très hauts standards environnementaux et une répartition équitable des bénéfices entre les pays signataires de l’UNCLOS, les eaux internationales étant définies comme ‘patrimoine commun de l’humanité’, raconte Florian Besson. La plupart des ressources minières sont situées dans les eaux internationales, et certains États comme l’île de Nauru, font pression sur l’AIFM pour définir un code minier international d’ici juillet 20232. » En parallèle, un traité de protection de la haute mer est en cours de discussion sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Les négociations patinent depuis 2018, et ce traité pourrait notamment permettre la création d’aires marines protégées en haute mer et protéger les écosystèmes vulnérables souvent associés aux ressources minérales marines.
Ces négociations révèlent l’engouement des États pour les grands fonds marins. « L’intérêt pour les grands fonds n’est pas nouveau : de nombreuses missions océanographiques ont eu lieu dans les années 1970 et 1980, permettant de renforcer les connaissances sur certaines ressources minières, ajoute Florian Besson. Mais depuis quelques années, nous observons un fort regain d’intérêt au niveau international : certains métaux des grands fonds présentent un intérêt stratégique pour les nouvelles technologies et les énergies vertes. » En France, une stratégie nationale relative à l’exploration et l’exploitation minière des grands fonds marins a été initiée en 2015 et approuvée lors du Comité interministériel de la mer en janvier 20213. Une première concrétisation de cette stratégie est le plan national d’investissements France 2030 présenté fin 2021, qui prévoit un objectif « Grands fonds marins » doté de 300 millions d’euros. Il est destiné à l’exploration pour mieux connaitre ces environnements4, dont la feuille de route vient d’être récemment adoptée.
Aucun contrat d’exploitation n’a été délivré par l’AIFM dans les eaux internationales, mais deux permis d’exploitation existent dans les ZEE. Il s’agit des projets Atlantis II Deep en mer Rouge et Solwara 1 de Nautilus Minerals en Papouasie-Nouvelle-Guinée. « Aucun d’entre eux n’a abouti et n’aboutira probablement jamais, décrit Florian Besson. Le projet en mer Rouge est bloqué depuis 2013 par un désaccord contractuel entre deux entreprises. En Papouasie Nouvelle-Guinée, la nouvelle entité ayant racheté Nautilus Minerals suite à sa liquidation en 2019 détient désormais le permis, mais ses activités sont assez opaques. »
Fort potentiel
Outre les retombées économiques potentielles, les grands fonds marins cristallisent de nombreux enjeux. Un rapport des Académies des sciences et des technologies5 estime qu’ils « offrent l’opportunité de combiner recherche scientifique, progrès technologique, valorisation économique, sécurité pour certains métaux et participation à la mise en place collective d’une gestion durable de ce nouvel espace. » Cela va même au-delà des ressources minérales : la France s’est, par exemple, récemment dotée d’une stratégie militaire de maîtrise des fonds marins6, pour notamment protéger les nombreux câbles de communication sous-marins qui les jonchent mais aussi les ressources et la biodiversité.
Dans ce cadre, la recherche a un rôle important à jouer. Les connaissances des retombées d’une potentielle exploitation des grands fonds marins sont très partielles : en France, il n’existe qu’une seule évaluation scientifique des impacts environnementaux7. La communauté scientifique se penche de plus en plus sur ce sujet, notamment pour assurer le suivi environnemental lors des tests des prototypes d’exploitation. L’analyse du nombre de publications scientifiques dédiées aux sciences océanographiques8 révèle également une dynamique importante. Le nombre de publications scientifiques s’accélère, notamment grâce aux apports de la Chine, du Japon et de la République de Corée. Jules Verne ne croyait pas si bien anticiper l’avenir avec son Nautilus …