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Les nouvelles stratégies de la guerre asymétrique

La guerre par procuration à l’âge des technologies

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 27 octobre 2021 |
5 min. de lecture
Andreas Krieg
Andreas Krieg
maître de conférences au King’s College London et chercheur associé à l'Institute of Middle Eastern Studies
En bref
  • La guerre par procuration est un moyen pour les États de rester engagés dans des guerres sans fin, qui se déroulent dans une zone grise entre la guerre et la paix.
  • Elle implique d'externaliser et de déléguer les opérations armées au marché : sociétés militaires et de sécurité privées, groupes rebelles et milices, acteurs non étatiques.
  • La guerre par procuration se joue aussi avec des outils technologiques, avec les guerres de l’information.
  • Parmi les substituts, enfin, il faut compter des agents non-humains, de la robotique à l’intelligence artificielle.

Y a‑t-il quelque chose de nou­veau dans la guerre « par procuration » ?

Andreas Krieg. La guerre par procu­ra­tion est un con­cept con­ven­tion­nel, util­isé par exem­ple par les États-Unis à la fin des années 1970 lorsqu’ils ont for­mé, financé et équipé les moud­jahidines con­tre les Sovié­tiques. Un exem­ple clas­sique est le début de l’Em­pire bri­tan­nique. Le Roy­aume-Uni a pu régn­er sur l’Inde avec seule­ment 10 000 Bri­tan­niques, en créant des sub­sti­tuts locaux qui menaient ses com­bats à sa place. Avec la Com­pag­nie des Indes ori­en­tales, une société s’est vu déléguer le pou­voir d’ad­min­istr­er un ter­ri­toire et d’u­tilis­er des mer­ce­naires pour pro­téger ses propriétés.

Mais le con­texte mon­di­al a changé quant à la manière et au moment d’u­tilis­er des sub­sti­tuts. Le prin­ci­pal fac­teur est une aver­sion pour les opéra­tions dites « ciné­tiques », celle de la guerre con­ven­tion­nelle. Non seule­ment en Occi­dent, mais aus­si en Russie, en Chine et dans d’autres pays, les décideurs d’au­jour­d’hui sont de plus en plus réti­cents pour lancer de grandes opéra­tions. Le sys­tème des Nations unies fonc­tionne de manière si robuste que la guerre con­ven­tion­nelle d’É­tat à État est désor­mais désapprouvée.

Cette aver­sion crois­sante pour la guerre con­ven­tion­nelle n’élimine pas la conflictualité.

Mais cette aver­sion crois­sante pour la guerre con­ven­tion­nelle n’élimine pas la con­flict­ual­ité. Bien au con­traire : avec la con­cur­rence crois­sante entre les grandes puis­sances, ain­si que l’ex­is­tence de zones insta­bles où des intérêts con­tra­dic­toires sont en jeu, nous vivons dans un état de crise semi-per­ma­nent qui peut débouch­er sur un con­flit majeur. La stratégie con­siste alors à affaib­lir l’ad­ver­saire sans avoir à franchir le seuil d’une véri­ta­ble guerre. C’est là que les sub­sti­tuts entrent en jeu.

Sont-ils capa­bles d’at­tein­dre les mêmes objec­tifs que les armées conventionnelles ?

La final­ité stratégique visée par les États n’est plus de tenir et de con­stru­ire, comme au XXe siè­cle, où nous essayions de repouss­er un enne­mi, de maîtris­er un ter­ri­toire et de l’administrer. L’ob­jec­tif est désor­mais de per­turber nos adver­saires et d’ac­croître notre influ­ence. La guerre par procu­ra­tion n’a qu’un intérêt très lim­ité si l’on veut exercer pleine­ment le pou­voir, mais elle change la donne lorsque l’on veut exercer une influ­ence. L’in­flu­ence se con­stru­it par le biais de réseaux, et la con­struc­tion de réseaux implique une délé­ga­tion à dif­férents acteurs.

Tout comme elle ne per­met pas un con­trôle absolu, la guerre de sub­sti­tu­tion ne per­met pas une vic­toire absolue. Mais avons-nous jamais été en mesure de l’obtenir ? La réponse est prob­a­ble­ment non, bien que nous ayons eu des objec­tifs stratégiques assez solides au XXe siè­cle, lorsque nous fai­sions la guerre.

Lorsque nous nous enga­geons dans une guerre de sub­sti­tu­tion, nous n’avons pas de tels objec­tifs. Les raisons poli­tiques d’en­tr­er en guerre ne sont jamais vrai­ment claires. Nous finis­sons par être engagés dans un con­flit pour une péri­ode indéfinie, dans des endroits très éloignés de notre pro­pre patrie mét­ro­pol­i­taine, ce qui rend très dif­fi­cile de jus­ti­fi­er cette guerre devant les médias et les citoyens. Mais nous voulons rester engagés et c’est ce que la procu­ra­tion nous per­met de faire.

Nous pou­vons rester engagés dans des con­flits qui ne sont pas vitaux pour nos intérêts nationaux, avec très peu de con­trôle démoc­ra­tique et de respon­s­abil­ité, et avec la pos­si­bil­ité d’un déni plausible.

Ce que vous créez grâce aux sub­sti­tuts est com­plexe : c’est un assem­blage réu­nis­sant des acteurs éta­tiques, des acteurs non éta­tiques et la tech­nolo­gie, un éche­veau dif­fi­cile à démêler. Cha­cun dis­pose d’un degré de déni plau­si­ble. Cette dis­cré­tion per­met de men­er des opéra­tions à bas bruit, sans con­trôle par­lemen­taire, sans con­tre­poids, et elle per­met ce que j’ap­pelle la « guerre de cab­i­net », comme au XVI­I­Ie siè­cle, lorsque les princes fai­saient la guerre comme ils l’entendaient. Au XXe siè­cle, avec des guer­res impli­quant non seule­ment des fonds publics mais aus­si la vie de citoyens, ce type de guerre a été naturelle­ment lim­ité. Avec les sub­sti­tuts, l’équa­tion de l’ac­cept­abil­ité est tout autre.

Ce que vous avez dit sem­ble encore plus per­ti­nent avec les sub­sti­tuts non humains.

En effet. Les sub­sti­tuts cou­vrent un large spec­tre et les tech­nolo­gies en sont une par­tie très impor­tante, puisqu’elles sont aus­si un mul­ti­pli­ca­teur de force pour les mil­i­taires. Les drones ont été util­isés à la fois pour leur effi­cac­ité et pour éviter d’u­tilis­er des hommes et des femmes sur le ter­rain –une ten­dance déjà anci­enne dans le domaine ciné­tique. Ce qui est fon­da­men­tale­ment nou­veau, c’est ce qui se passe dans le domaine de la cyberinformation.

Les guer­res de l’in­for­ma­tion utilisent des acteurs de sub­sti­tu­tion pour saper la recherche d’un con­sen­sus. Elles utilisent l’e­space infor­ma­tion­nel pour influ­encer non seule­ment des indi­vidus mais aus­si de grandes com­mu­nautés, en les mobil­isant pour faire quelque chose qu’elles ne feraient pas autrement. C’est la guerre par d’autres moyens, tout comme Clause­witz dis­ait que la guerre était la poli­tique par d’autres moyens.

Cela change fon­da­men­tale­ment le mode de fonc­tion­nement de la guerre parce qu’elle se situe à nou­veau en dessous du seuil de la déc­la­ra­tion formelle, tout en per­me­t­tant d’atteindre un objec­tif poli­tique stratégique. C’est presque indé­tectable et cer­taine­ment pas illégal.

Les guer­res de l’in­for­ma­tion utilisent des acteurs de sub­sti­tu­tion en util­isant l’e­space infor­ma­tion­nel pour influ­encer non seule­ment des indi­vidus mais aus­si de grandes communautés.

Nous avons des preuves de l’ingérence russe au Roy­aume-Uni, en France, en Alle­magne et aux États-Unis. Cibler le dis­cours dans une démoc­ra­tie sig­ni­fie que vous mobilisez la société civile pour qu’elle ait un impact sur l’élab­o­ra­tion des poli­tiques. Il s’ag­it égale­ment de mod­i­fi­er les paramètres du dis­cours dans la sphère des décideurs. Tout le monde pense à la Russie, mais les Émi­rats arabes unis con­stituent un cas d’é­tude impor­tant, car, notam­ment en France, ils ont con­tribué à mod­i­fi­er le dis­cours sur les ques­tions rel­a­tives à l’is­lam ou au monde arabe. En influ­ençant les uni­ver­si­taires ou les jour­nal­istes, vous créez tout un éven­tail de formes d’influence, et une armée de sub­sti­tuts. Depuis deux décen­nies, les Russ­es utilisent des réc­its alter­nat­ifs, d’abord pour se défendre, et main­tenant de manière offen­sive pour saper le con­sen­sus social et poli­tique dans nos pays en polar­isant les débats.

Les infor­ma­tions peu­vent provenir de Russie, mais la pro­liféra­tion des théories du com­plot est le fait de citoyens nationaux, de « sub­sti­tuts for­tu­its » qui ne sont pas des agents directs des Russ­es. C’est le pou­voir des réseaux. Ils font tourn­er les idées, la dés­in­for­ma­tion, les fauss­es nou­velles et les réc­its armés.

La guerre con­siste essen­tielle­ment à chang­er les volon­tés, dis­ait Clause­witz. C’est exacte­ment ce que per­met de faire la sub­ver­sion dans l’e­space infor­ma­tion­nel, et sans jamais avoir à com­bat­tre. Cela ne veut pas dire que la vio­lence dis­paraît, nous l’avons bien vu aux États-Unis cette année avec l’in­fil­tra­tion de réc­its mil­i­tarisés dans le dis­cours pub­lic. Le résul­tat a été vio­lent, bien que non « ciné­tique » au sens con­ven­tion­nel du terme.

Au-delà de cette ver­sion de la sub­ver­sion, com­ment la guerre par procu­ra­tion devrait-elle évoluer à l’avenir ?

Ce qui vient ensuite, c’est l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Elle crée un moyen de déléguer com­plète­ment la prise de déci­sion et de se retir­er du proces­sus. Vous ne com­plétez pas le cerveau humain. Vous le remplacez.

Cela se pro­duit déjà au niveau opéra­tionnel : l’IA est inté­grée à la robo­t­ique, et donc aux machines ciné­tiques con­stru­ites aujour­d’hui. En Chine, de nom­breuses recherch­es sont menées pour retir­er l’hu­main de la boucle. Il y a quinze ans, les États-Unis étaient très fer­mes : l’hu­main devait tou­jours rester dans la boucle. Les Chi­nois pensent le con­traire, et main­tenant les Améri­cains dis­ent que nous aus­si devons faire plus de recherche sur l’u­til­i­sa­tion de l’IA et la con­struc­tion de sys­tèmes où l’hu­main n’est plus dans la boucle. Ce que nous voyons ici, c’est une éro­sion de la com­posante humaine de la guerre. La tech­nolo­gie prend le dessus.

Ce type de rela­tion est dif­fi­cile à accepter : on s’attend à ce que le maître con­trôle l’outil. Avec l’intelligence arti­fi­cielle, l’hu­main n’est plus capa­ble de con­trôler le sub­sti­tut. Nous changeons tous les paramètres de la procu­ra­tion, car dans une rela­tion de patron-sub­sti­tut, le patron con­serve tou­jours un cer­tain con­trôle. Devrons-nous un jour créer des machines pour con­trôler les machines ? C’est une pente glis­sante sur laque­lle nous nous engageons.

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