Y a‑t-il quelque chose de nouveau dans la guerre « par procuration » ?
Andreas Krieg. La guerre par procuration est un concept conventionnel, utilisé par exemple par les États-Unis à la fin des années 1970 lorsqu’ils ont formé, financé et équipé les moudjahidines contre les Soviétiques. Un exemple classique est le début de l’Empire britannique. Le Royaume-Uni a pu régner sur l’Inde avec seulement 10 000 Britanniques, en créant des substituts locaux qui menaient ses combats à sa place. Avec la Compagnie des Indes orientales, une société s’est vu déléguer le pouvoir d’administrer un territoire et d’utiliser des mercenaires pour protéger ses propriétés.
Mais le contexte mondial a changé quant à la manière et au moment d’utiliser des substituts. Le principal facteur est une aversion pour les opérations dites « cinétiques », celle de la guerre conventionnelle. Non seulement en Occident, mais aussi en Russie, en Chine et dans d’autres pays, les décideurs d’aujourd’hui sont de plus en plus réticents pour lancer de grandes opérations. Le système des Nations unies fonctionne de manière si robuste que la guerre conventionnelle d’État à État est désormais désapprouvée.
Cette aversion croissante pour la guerre conventionnelle n’élimine pas la conflictualité.
Mais cette aversion croissante pour la guerre conventionnelle n’élimine pas la conflictualité. Bien au contraire : avec la concurrence croissante entre les grandes puissances, ainsi que l’existence de zones instables où des intérêts contradictoires sont en jeu, nous vivons dans un état de crise semi-permanent qui peut déboucher sur un conflit majeur. La stratégie consiste alors à affaiblir l’adversaire sans avoir à franchir le seuil d’une véritable guerre. C’est là que les substituts entrent en jeu.
Sont-ils capables d’atteindre les mêmes objectifs que les armées conventionnelles ?
La finalité stratégique visée par les États n’est plus de tenir et de construire, comme au XXe siècle, où nous essayions de repousser un ennemi, de maîtriser un territoire et de l’administrer. L’objectif est désormais de perturber nos adversaires et d’accroître notre influence. La guerre par procuration n’a qu’un intérêt très limité si l’on veut exercer pleinement le pouvoir, mais elle change la donne lorsque l’on veut exercer une influence. L’influence se construit par le biais de réseaux, et la construction de réseaux implique une délégation à différents acteurs.
Tout comme elle ne permet pas un contrôle absolu, la guerre de substitution ne permet pas une victoire absolue. Mais avons-nous jamais été en mesure de l’obtenir ? La réponse est probablement non, bien que nous ayons eu des objectifs stratégiques assez solides au XXe siècle, lorsque nous faisions la guerre.
Lorsque nous nous engageons dans une guerre de substitution, nous n’avons pas de tels objectifs. Les raisons politiques d’entrer en guerre ne sont jamais vraiment claires. Nous finissons par être engagés dans un conflit pour une période indéfinie, dans des endroits très éloignés de notre propre patrie métropolitaine, ce qui rend très difficile de justifier cette guerre devant les médias et les citoyens. Mais nous voulons rester engagés et c’est ce que la procuration nous permet de faire.
Nous pouvons rester engagés dans des conflits qui ne sont pas vitaux pour nos intérêts nationaux, avec très peu de contrôle démocratique et de responsabilité, et avec la possibilité d’un déni plausible.
Ce que vous créez grâce aux substituts est complexe : c’est un assemblage réunissant des acteurs étatiques, des acteurs non étatiques et la technologie, un écheveau difficile à démêler. Chacun dispose d’un degré de déni plausible. Cette discrétion permet de mener des opérations à bas bruit, sans contrôle parlementaire, sans contrepoids, et elle permet ce que j’appelle la « guerre de cabinet », comme au XVIIIe siècle, lorsque les princes faisaient la guerre comme ils l’entendaient. Au XXe siècle, avec des guerres impliquant non seulement des fonds publics mais aussi la vie de citoyens, ce type de guerre a été naturellement limité. Avec les substituts, l’équation de l’acceptabilité est tout autre.
Ce que vous avez dit semble encore plus pertinent avec les substituts non humains.
En effet. Les substituts couvrent un large spectre et les technologies en sont une partie très importante, puisqu’elles sont aussi un multiplicateur de force pour les militaires. Les drones ont été utilisés à la fois pour leur efficacité et pour éviter d’utiliser des hommes et des femmes sur le terrain –une tendance déjà ancienne dans le domaine cinétique. Ce qui est fondamentalement nouveau, c’est ce qui se passe dans le domaine de la cyberinformation.
Les guerres de l’information utilisent des acteurs de substitution pour saper la recherche d’un consensus. Elles utilisent l’espace informationnel pour influencer non seulement des individus mais aussi de grandes communautés, en les mobilisant pour faire quelque chose qu’elles ne feraient pas autrement. C’est la guerre par d’autres moyens, tout comme Clausewitz disait que la guerre était la politique par d’autres moyens.
Cela change fondamentalement le mode de fonctionnement de la guerre parce qu’elle se situe à nouveau en dessous du seuil de la déclaration formelle, tout en permettant d’atteindre un objectif politique stratégique. C’est presque indétectable et certainement pas illégal.
Les guerres de l’information utilisent des acteurs de substitution en utilisant l’espace informationnel pour influencer non seulement des individus mais aussi de grandes communautés.
Nous avons des preuves de l’ingérence russe au Royaume-Uni, en France, en Allemagne et aux États-Unis. Cibler le discours dans une démocratie signifie que vous mobilisez la société civile pour qu’elle ait un impact sur l’élaboration des politiques. Il s’agit également de modifier les paramètres du discours dans la sphère des décideurs. Tout le monde pense à la Russie, mais les Émirats arabes unis constituent un cas d’étude important, car, notamment en France, ils ont contribué à modifier le discours sur les questions relatives à l’islam ou au monde arabe. En influençant les universitaires ou les journalistes, vous créez tout un éventail de formes d’influence, et une armée de substituts. Depuis deux décennies, les Russes utilisent des récits alternatifs, d’abord pour se défendre, et maintenant de manière offensive pour saper le consensus social et politique dans nos pays en polarisant les débats.
Les informations peuvent provenir de Russie, mais la prolifération des théories du complot est le fait de citoyens nationaux, de « substituts fortuits » qui ne sont pas des agents directs des Russes. C’est le pouvoir des réseaux. Ils font tourner les idées, la désinformation, les fausses nouvelles et les récits armés.
La guerre consiste essentiellement à changer les volontés, disait Clausewitz. C’est exactement ce que permet de faire la subversion dans l’espace informationnel, et sans jamais avoir à combattre. Cela ne veut pas dire que la violence disparaît, nous l’avons bien vu aux États-Unis cette année avec l’infiltration de récits militarisés dans le discours public. Le résultat a été violent, bien que non « cinétique » au sens conventionnel du terme.
Au-delà de cette version de la subversion, comment la guerre par procuration devrait-elle évoluer à l’avenir ?
Ce qui vient ensuite, c’est l’intelligence artificielle. Elle crée un moyen de déléguer complètement la prise de décision et de se retirer du processus. Vous ne complétez pas le cerveau humain. Vous le remplacez.
Cela se produit déjà au niveau opérationnel : l’IA est intégrée à la robotique, et donc aux machines cinétiques construites aujourd’hui. En Chine, de nombreuses recherches sont menées pour retirer l’humain de la boucle. Il y a quinze ans, les États-Unis étaient très fermes : l’humain devait toujours rester dans la boucle. Les Chinois pensent le contraire, et maintenant les Américains disent que nous aussi devons faire plus de recherche sur l’utilisation de l’IA et la construction de systèmes où l’humain n’est plus dans la boucle. Ce que nous voyons ici, c’est une érosion de la composante humaine de la guerre. La technologie prend le dessus.
Ce type de relation est difficile à accepter : on s’attend à ce que le maître contrôle l’outil. Avec l’intelligence artificielle, l’humain n’est plus capable de contrôler le substitut. Nous changeons tous les paramètres de la procuration, car dans une relation de patron-substitut, le patron conserve toujours un certain contrôle. Devrons-nous un jour créer des machines pour contrôler les machines ? C’est une pente glissante sur laquelle nous nous engageons.