La guerre « asymétrique » oppose un État et ses forces conventionnelles à des entités non-étatiques : partisans engagés dans une guérilla, terroristes, criminels et autres narcotrafiquants. Certaines de ces entités agissent pour leur compte, d’autres sont au service d’autres États – on parle alors de guerre par procuration, en anglais surrogate warfare.
La guerre asymétrique en passe de remplacer la guerre ?
Les manuels de stratégie s’intéressent depuis longtemps à ces acteurs, dont les Espagnols face aux armées napoléoniennes, les résistants de la Deuxième Guerre mondiale, ou encore les communistes chinois de la fin des années 1940 ont démontré la capacité à défaire des forces beaucoup plus puissantes sur le papier.
Cette guerre « asymétrique » fut longtemps l’exception, elle tend à devenir la norme. Dans une intervention à l’Institut français des relations internationales en 2007, le général Bernard Thorette, ancien chef d’état-major de l’Armée de terre, expliquait : « Les grandes batailles conventionnelles frontales ont cédé la place à des engagements multiples et répétés de plus faible ampleur – ce qui ne signifie pas de faible intensité. Nos armées sont désormais confrontées à des États et des sociétés fragmentés, voire atomisés, ainsi qu’à une ramification complexe favorisant l’apparition de petits groupes déterminés. Il en découle une asymétrie quasi-systématique des menaces. Celles-ci ne sont pas nécessairement rustiques, loin s’en faut, comme en témoigne la généralisation des IED (Improvised Explosive Devices) dans les opérations de stabilisation. »
Nos armées sont désormais confrontées à des États et des sociétés fragmentés, voire atomisés.
Près de quinze ans plus tard, ce constat prend toute son acuité, à la fois pour ce qu’il dit de l’asymétrie des menaces et de la montée en gamme technologique des forces en cause.
Du low tech au high tech
Les acteurs de la guerre asymétrique ont vite compris l’intérêt des technologies pour renouveler leur répertoire d’action. À la kalachnikov et au plastic s’adjoignent désormais la ligne de code et l’art de transformer en armes des objets technologiques civils. Aux explosifs improvisés utilisant des téléphones portables ont en effet succédé de véritables innovations, combinant des objets civils high-tech pour, grâce à un effet d’échelle par exemple, en faire des armes redoutables.
Un smartphone et une centaine de petits drones de loisir peuvent ainsi donner un essaim de drones, dont l’attaque coordonnée est capable de semer la panique sur un champ de bataille et plus encore dans un théâtre civil. Des hackers peuvent, comme jadis les pirates, se mettre au service d’un État et constituer une force d’appoint capable de mener des offensives contre des infrastructures physiques ou logicielles, avec des sérieux dommages à la clé.
Les guerres de l’information sont des opérations de déstabilisation menées par l’intermédiaire de réseaux très décentralisés conduisant des attaques en nuage et faisant lever des tensions au sein des sociétés visées. Là encore, le résultat peut être massif : la part prise par le renseignement russe dans l’élection de Trump, en 2016, vient rappeler l’actualité de la formule de Clausewitz : la guerre, c’est la politique conduite par d’autres moyens.
Sur les champs de bataille comme à distance des opérations, les technologies donnent à des modes d’action non conventionnels, et aux entités qui les portent, un pouvoir sans précédent.
Cette révolution technologique n’est pas sans conséquences dans l’art de la guerre. Elle modifie le théâtre des opérations et brouille encore plus l’idée de « ligne de front » en permettant des interventions à distance. Elle change, aussi, le profil des acteurs. Elle suscite enfin une évolution des forces conventionnelles, qui prennent acte de ces nouvelles menaces et apprennent à les contrer. Au besoin en se mettant à leur école : en mars 2021 Israël a ainsi utilisé pour la première fois des essaims de drones coordonnés par une IA. Les États-Unis en parlent depuis 2015.
Les guérilleros à l’école des start-uppers ?
Mobiles, agiles, inventives, ces entités ont des points communs avec les pirates, mais aussi avec les startups du numérique : leur organisation est souple, souvent décentralisée, et elles sont capables de mobiliser une « base » de population qui pallie leur faible masse critique.
Richard Taber, le principal théoricien moderne de la guérilla, parle d’une « guerre des puces » (The War of the Flea: Guerilla Warfare, Theory and Practice, Londres, Paladin, 1977). Dans la lignée de Clausewitz, il insiste sur la dimension politique de cette forme de guerre à l’âge moderne, menée par des soldats qui sont aussi des militants d’une cause (souveraineté nationale dans la guerre de partisans, révolution communiste, etc.). Il en donne une définition désormais classique : la guérilla a pour objectif politique de renverser une autorité contestée, par de faibles moyens militaires très mobiles utilisant les effets de surprise et avec une forte capacité de concentration et de dispersion. Ce qui frappe le lecteur de 2021, c’est que dans les moindres détails cette définition s’applique aux stratégies suivies par les entrepreneurs du numérique.
L’ère numérique est en effet celle de la disruption des puissances installées par de petits acteurs agiles.
L’ère numérique est en effet celle de la disruption des puissances installées par de petits acteurs agiles, comme Airbnb face au secteur de l’hôtellerie ou Uber face aux puissantes corporations qui protègent l’industrie des taxis. Débarquant de nulle part sans qu’on les ait vu venir, ils pratiquent des stratégies non-conventionnelles et choisissent de déplacer le théâtre des opérations vers des espaces nouveaux où ils peuvent concentrer leurs forces. Quant à la « dispersion » évoquée par Richard Taber, la structure en réseau, l’absence de flotte propriétaire ou de parc immobilier, bref, l’absence d’une « armée » conventionnelle, est précisément la clé de leur succès. Ils s’appuient sur une multitude d’amateurs, et non sur un contingent organisé et entraîné.
Une cause et des capitaux
Ils ont même, pour enrôler ces amateurs, des causes (partage, développement durable, inclusion sociale), certes moins mobilisatrices et moins directement connectées à leur action que celles des communistes d’hier ou des jihadistes d’aujourd’hui. Mais la vocation à changer le monde, ou à tout le moins à le « disrupter », est un passage obligé des « pitchs » devant les investisseurs.
Les « petits acteurs » du numérique qui réussissent s’appuient sur la puissance du capital qui leur permet de concentrer leurs forces et d’avancer rapidement. La notion de puissance n’est donc pas étrangère, ni à leur stratégie, ni à leur succès. Il en va de même pour les guérilleros d’aujourd’hui, qui s’appuient sur des fonds privés ou des puissances étrangères pour mener leurs actions.
Fonds privés et pouvoir d’État
Dans l’affaire des interférences russes de 2016, parmi les personnes ayant fait l’objet de poursuites par la Justice américaine 12 sur 13 ont travaillé pour l’entreprise russe Internet Research Agency, elle-même poursuivie. Spécialisée dans des opérations d’influence menées sur les réseaux sociaux, elle compte plusieurs centaines d’employés dont la tâche principale consiste à diffuser massivement des fausses informations ou des messages en faveur du gouvernement russe ou allant dans le sens de sa politique intérieure ou extérieure. Elle ne dépend toutefois pas officiellement de l’État russe. Selon l’acte d’accusation de la Justice américaine, l’Internet Research Agency est financée par Evgeny Prigogine, un homme d’affaires proche du président russe.
Entre les deux mondes, ceux des guérilleros et des start-uppers, celui des hackers trace un trait d’union. Mais c’est surtout par une forme d’inspiration réciproque que ces deux mondes communiquent. Les stratégies des affaires et de la guerre ont souvent croisé leurs modèles. Une fois encore, il semble bien qu’on assiste à une fertilisation croisée.
Entre les deux mondes, ceux de la guérilla et des start-ups, le monde des hackers fait le lien. Mais c’est surtout par une forme d’inspiration réciproque que ces deux mondes communiquent. Les stratégies de l’entreprise et de la guerre ont souvent croisé leurs modèles. Une fois encore, il semble que l’on assiste à une fertilisation croisée.