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Les nouvelles stratégies de la guerre asymétrique

Guérilla 2.0 : la guerre asymétrique à l’âge de la tech

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 27 octobre 2021 |
6 min. de lecture
En bref
  • La guerre asymétrique oppose aux États des entités non-étatiques.
  • Ces entités se sont longtemps définies par un déficit technologique face aux forces conventionnelles.
  • Mais aujourd’hui la guerre asymétrique s’appuie sur la technologie.
  • Et ses modèles stratégiques ne sont pas sans rapports avec ceux des startups.

La guerre « asymétrique » oppose un État et ses forces con­ven­tion­nelles à des entités non-éta­tiques : par­ti­sans engagés dans une guéril­la, ter­ror­istes, crim­inels et autres nar­co­trafi­quants. Cer­taines de ces entités agis­sent pour leur compte, d’autres sont au ser­vice d’autres États – on par­le alors de guerre par procu­ra­tion, en anglais sur­ro­gate war­fare.

La guerre asymétrique en passe de remplacer la guerre ?

Les manuels de stratégie s’intéressent depuis longtemps à ces acteurs, dont les Espag­nols face aux armées napoléoni­ennes, les résis­tants de la Deux­ième Guerre mon­di­ale, ou encore les com­mu­nistes chi­nois de la fin des années 1940 ont démon­tré la capac­ité à défaire des forces beau­coup plus puis­santes sur le papier.

Cette guerre « asymétrique » fut longtemps l’exception, elle tend à devenir la norme. Dans une inter­ven­tion à l’Institut français des rela­tions inter­na­tionales en 2007, le général Bernard Thorette, ancien chef d’état-major de l’Armée de terre, expli­quait : « Les grandes batailles con­ven­tion­nelles frontales ont cédé la place à des engage­ments mul­ti­ples et répétés de plus faible ampleur – ce qui ne sig­ni­fie pas de faible inten­sité. Nos armées sont désor­mais con­fron­tées à des États et des sociétés frag­men­tés, voire atom­isés, ain­si qu’à une ram­i­fi­ca­tion com­plexe favorisant l’apparition de petits groupes déter­minés. Il en découle une asymétrie qua­si-sys­té­ma­tique des men­aces. Celles-ci ne sont pas néces­saire­ment rus­tiques, loin s’en faut, comme en témoigne la général­i­sa­tion des IED (Impro­vised Explo­sive Devices) dans les opéra­tions de sta­bil­i­sa­tion. »

Nos armées sont désor­mais con­fron­tées à des États et des sociétés frag­men­tés, voire atomisés.

Près de quinze ans plus tard, ce con­stat prend toute son acuité, à la fois pour ce qu’il dit de l’asymétrie des men­aces et de la mon­tée en gamme tech­nologique des forces en cause.

Du low tech au high tech

Les acteurs de la guerre asymétrique ont vite com­pris l’intérêt des tech­nolo­gies pour renou­vel­er leur réper­toire d’action. À la kalach­nikov et au plas­tic s’adjoignent désor­mais la ligne de code et l’art de trans­former en armes des objets tech­nologiques civils. Aux explosifs impro­visés util­isant des télé­phones porta­bles ont en effet suc­cédé de véri­ta­bles inno­va­tions, com­bi­nant des objets civils high-tech pour, grâce à un effet d’échelle par exem­ple, en faire des armes redoutables.

Un smart­phone et une cen­taine de petits drones de loisir peu­vent ain­si don­ner un essaim de drones, dont l’attaque coor­don­née est capa­ble de semer la panique sur un champ de bataille et plus encore dans un théâtre civ­il. Des hack­ers peu­vent, comme jadis les pirates, se met­tre au ser­vice d’un État et con­stituer une force d’appoint capa­ble de men­er des offen­sives con­tre des infra­struc­tures physiques ou logi­cielles, avec des sérieux dom­mages à la clé.

Les guer­res de l’information sont des opéra­tions de désta­bil­i­sa­tion menées par l’in­ter­mé­di­aire de réseaux très décen­tral­isés con­duisant des attaques en nuage et faisant lever des ten­sions au sein des sociétés visées. Là encore, le résul­tat peut être mas­sif : la part prise par le ren­seigne­ment russe dans l’élection de Trump, en 2016, vient rap­pel­er l’actualité de la for­mule de Clause­witz : la guerre, c’est la poli­tique con­duite par d’autres moyens.

Sur les champs de bataille comme à dis­tance des opéra­tions, les tech­nolo­gies don­nent à des modes d’action non con­ven­tion­nels, et aux entités qui les por­tent, un pou­voir sans précédent.

Cette révo­lu­tion tech­nologique n’est pas sans con­séquences dans l’art de la guerre. Elle mod­i­fie le théâtre des opéra­tions et brouille encore plus l’idée de « ligne de front » en per­me­t­tant des inter­ven­tions à dis­tance. Elle change, aus­si, le pro­fil des acteurs. Elle sus­cite enfin une évo­lu­tion des forces con­ven­tion­nelles, qui pren­nent acte de ces nou­velles men­aces et appren­nent à les con­tr­er. Au besoin en se met­tant à leur école : en mars 2021 Israël a ain­si util­isé pour la pre­mière fois des essaims de drones coor­don­nés par une IA. Les États-Unis en par­lent depuis 2015.

Les guérilleros à l’école des start-uppers ?

Mobiles, agiles, inven­tives, ces entités ont des points com­muns avec les pirates, mais aus­si avec les star­tups du numérique : leur organ­i­sa­tion est sou­ple, sou­vent décen­tral­isée, et elles sont capa­bles de mobilis­er une « base » de pop­u­la­tion qui pal­lie leur faible masse critique.

Richard Taber, le prin­ci­pal théoricien mod­erne de la guéril­la, par­le d’une « guerre des puces » (The War of the Flea: Gueril­la War­fare, The­o­ry and Prac­tice, Lon­dres, Pal­adin, 1977). Dans la lignée de Clause­witz, il insiste sur la dimen­sion poli­tique de cette forme de guerre à l’âge mod­erne, menée par des sol­dats qui sont aus­si des mil­i­tants d’une cause (sou­veraineté nationale dans la guerre de par­ti­sans, révo­lu­tion com­mu­niste, etc.). Il en donne une déf­i­ni­tion désor­mais clas­sique : la guéril­la a pour objec­tif poli­tique de ren­vers­er une autorité con­testée, par de faibles moyens mil­i­taires très mobiles util­isant les effets de sur­prise et avec une forte capac­ité de con­cen­tra­tion et de dis­per­sion. Ce qui frappe le lecteur de 2021, c’est que dans les moin­dres détails cette déf­i­ni­tion s’applique aux straté­gies suiv­ies par les entre­pre­neurs du numérique.

L’ère numérique est en effet celle de la dis­rup­tion des puis­sances instal­lées par de petits acteurs agiles.

L’ère numérique est en effet celle de la dis­rup­tion des puis­sances instal­lées par de petits acteurs agiles, comme Airbnb face au secteur de l’hôtellerie ou Uber face aux puis­santes cor­po­ra­tions qui pro­tè­gent l’industrie des taxis. Débar­quant de nulle part sans qu’on les ait vu venir, ils pra­tiquent des straté­gies non-con­ven­tion­nelles et choi­sis­sent de déplac­er le théâtre des opéra­tions vers des espaces nou­veaux où ils peu­vent con­cen­tr­er leurs forces. Quant à la « dis­per­sion » évo­quée par Richard Taber, la struc­ture en réseau, l’absence de flotte pro­prié­taire ou de parc immo­bili­er, bref, l’absence d’une « armée » con­ven­tion­nelle, est pré­cisé­ment la clé de leur suc­cès. Ils s’appuient sur une mul­ti­tude d’amateurs, et non sur un con­tin­gent organ­isé et entraîné.

Une cause et des capitaux

Ils ont même, pour enrôler ces ama­teurs, des caus­es (partage, développe­ment durable, inclu­sion sociale), certes moins mobil­isatri­ces et moins directe­ment con­nec­tées à leur action que celles des com­mu­nistes d’hier ou des jihadistes d’aujourd’hui. Mais la voca­tion à chang­er le monde, ou à tout le moins à le « dis­rupter », est un pas­sage obligé des « pitchs » devant les investisseurs.

Les « petits acteurs » du numérique qui réus­sis­sent s’appuient sur la puis­sance du cap­i­tal qui leur per­met de con­cen­tr­er leurs forces et d’avancer rapi­de­ment. La notion de puis­sance n’est donc pas étrangère, ni à leur stratégie, ni à leur suc­cès. Il en va de même pour les guérilleros d’aujourd’hui, qui s’appuient sur des fonds privés ou des puis­sances étrangères pour men­er leurs actions.

Fonds privés et pouvoir d’État

Dans l’affaire des inter­férences russ­es de 2016, par­mi les per­son­nes ayant fait l’objet de pour­suites par la Jus­tice améri­caine 12 sur 13 ont tra­vail­lé pour l’entreprise russe Inter­net Research Agency, elle-même pour­suiv­ie. Spé­cial­isée dans des opéra­tions d’influence menées sur les réseaux soci­aux, elle compte plusieurs cen­taines d’employés dont la tâche prin­ci­pale con­siste à dif­fuser mas­sive­ment des fauss­es infor­ma­tions ou des mes­sages en faveur du gou­verne­ment russe ou allant dans le sens de sa poli­tique intérieure ou extérieure. Elle ne dépend toute­fois pas offi­cielle­ment de l’État russe. Selon l’acte d’accusation de la Jus­tice améri­caine, l’Internet Research Agency est financée par Evge­ny Pri­gogine, un homme d’affaires proche du prési­dent russe.

Entre les deux mon­des, ceux des guérilleros et des start-uppers, celui des hack­ers trace un trait d’union. Mais c’est surtout par une forme d’inspiration réciproque que ces deux mon­des com­mu­niquent. Les straté­gies des affaires et de la guerre ont sou­vent croisé leurs mod­èles. Une fois encore, il sem­ble bien qu’on assiste à une fer­til­i­sa­tion croisée.

Entre les deux mon­des, ceux de la guéril­la et des start-ups, le monde des hack­ers fait le lien. Mais c’est surtout par une forme d’in­spi­ra­tion réciproque que ces deux mon­des com­mu­niquent. Les straté­gies de l’en­tre­prise et de la guerre ont sou­vent croisé leurs mod­èles. Une fois encore, il sem­ble que l’on assiste à une fer­til­i­sa­tion croisée.

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