Les relations internationales se jouent entre décideurs politiques. Mais derrière ce jeu d’échecs marqué par la personnalité, les tactiques et les stratégies d’un petit nombre d’acteurs, de puissantes dynamiques humaines sont à l’œuvre. La géopolitique décrit ces dynamiques, liées à la géographie humaine et physique. Parmi elles, la démographie a depuis longtemps été repérée comme un facteur-clé dans l’ascension ou le déclin d’un pays sur la scène internationale.
La population, ça compte !
Pendant longtemps la puissance a été en fonction directe de la population. La France napoléonienne était le pays le plus peuplé d’Europe. L’Allemagne du XIXe siècle a connu à son tour une croissance démographique qui a contribué à expliquer son expansionnisme entre 1848 et 1945. Durant les deux premières décennies de la Guerre froide, les États-Unis et l’Union soviétique ont été les champions de la démographie : outre la taille de leur population, ils avaient une forte capacité à développer leur « capital humain ».
L’accession rapide de la Chine au rang de superpuissance globale s’explique par une croissance spectaculaire du PIB par tête, mais aussi par une croissance démographique soutenue, passant de 590 millions d’habitants en 1953 (Taïwan inclus) à 1,4 milliard aujourd’hui. L’Inde et la Chine ont connu une transition démographique plus tardive que les pays européens, ce qui contribue à expliquer le décentrement de la puissance mondiale vers l’Asie : les puissances émergentes sont asiatiques, et depuis Obama la puissance américaine se tourne vers l’Asie (on parle à partir de 2011 de « pivot »).
Chiffres absolus ou tendance ?
Au fil du XXe siècle, le rapport entre masse et puissance s’est complexifié, et ce sont des tendances démographiques plus discrètes qui expliquent ou reflètent les dynamiques de puissance. Mais la question reste centrale. En 1976, alors que l’Occident est empêtré dans la crise économique et que l’URSS semble prendre de l’avance, c’est un démographe, Emmanuel Todd, qui prédit « la chute finale » de l’empire soviétique, en s’appuyant sur des indicateurs comme le taux de suicide ou la hausse de la mortalité infantile.
Aujourd’hui, de la même façon, c’est en observant les tendances et dynamiques que la démographie est un bon prédicteur de la puissance. La Chine déjà, l’Amérique bientôt, pourraient rejoindre l’Europe dans le camp de la décroissance démographique et d’une forme de déclin géopolitique.
La puissance sans le nombre ?
Nicholas Eberstadt note dans l’entretien qu’il nous a accordé que les pays démographiquement en déclin peuvent aussi se raidir et contrebalancer leur décrochage en réaffirmant d’autant plus vigoureusement leur rôle international. C’est le cas de la Russie aujourd’hui et aussi, dans un autre registre, de la Corée du Nord.
Comme l’écrit Pierre Buhler dans La Puissance au XXIe siècle, « la relation entre démographie et puissance, si elle peut paraître évidente, ne permet pas nécessairement d’établir une relation claire de causalité ». D’autant plus que, à l’instar des économies avancées, les logiques de puissance sont « intensives en capital » et « intensives en technologie ». La capacité d’innovation, explique Buhler, est désormais centrale et elle peut l’emporter sur le facteur démographique : ce sera d’autant plus le cas à l’avenir que les moyens militaires seront, eux, moins « intensifs en travail (humain) » : une guerre robotisée et à haute intensité technologique peut se passer d’hommes.
L’arsenalisation de la démographie
Dans les années 1960, certains experts ont promu l’idée que la croissance démographique était en soi un facteur de bouleversement géopolitique. Paul Ehrlich, a ainsi publié en 1968 The Population Bomb, un ouvrage à succès dans lequel il alerte contre la probabilité de famines meurtrières qui provoqueraient des guerres.
On retrouve aujourd’hui cette crainte dans l’inquiétude face aux « migrants climatiques », alors que, comme le rappelle Hervé Le Bras dans l’entretien qu’il nous a accordé, les phénomènes observés jusqu’à présent se jouent pour l’essentiel à l’échelle locale. Il est vrai que cela pourrait évoluer dans l’hypothèse d’un bouleversement général du climat. Mais nous n’y sommes pas encore, même si l’on connaît le rôle du prix de certaines denrées (dont le blé, dont les cours sont très sensibles à la météo mondiale) dans le déclenchement des « révolutions arabes » en 2011.
Plus significatif apparaît le potentiel déstabilisateur des vagues de réfugiés qui cherchent à fuir les guerres en Afrique et au Moyen-Orient pour trouver asile dans d’autres pays africains et européens. La sensibilité à la question migratoire dans nombre de pays européens peut faire de ces « vagues », même modestes, une donnée politique porteuse de déstabilisation à l’échelle régionale. La Turquie lors de la crise syrienne dans les années 2010, la Biélorussie aujourd’hui, peuvent jouer de ces vagues dans les relations complexes, entre conflictualité larvée et négociation, qu’elles entretiennent avec l’Union européenne. Cette « arsenalisation » (weaponisation) des migrations est une nouveauté géopolitique, qui s’intègre dans le répertoire en perpétuelle évolution des stratégies asymétriques et des guerres hybrides.