Existe-t-il une relation claire et simple entre la démographie et la puissance ?
À l’ère préindustrielle, la réponse à cette question était un oui catégorique. Aujourd’hui, une population importante reste une condition nécessaire pour être un acteur de premier plan, mais elle est loin d’être le seul facteur déterminant. Au-delà du nombre d’habitants, il fait considérer le capital humain et le climat des affaires permettant de libérer la valeur de ce capital. Aujourd’hui, la productivité par habitant varie d’un facteur 100 entre les pays les moins performants et les plus performants, avec des variations considérables entre les grands pays. L’essor de la Chine ne s’explique pas tant par la croissance de sa population que par les progrès spectaculaires en matière d’urbanisation, de santé et de l’éducation, ainsi que de l’industrialisation et des avancées technologiques.
Mais la démographie a son importance. Et nous pouvons observer différents modèles parmi les grandes puissances. Le Japon, l’Allemagne et la Russie, par exemple, voient leur population diminuer. En Russie, ce déclin se double d’un paradoxe : en dépit d’une population très instruite, le capital humain est faible. La transition du système soviétique s’est avérée difficile, et le développement d’un État kleptocratique n’a rien arrangé. On peut en déduire que le déclin et le vieillissement de la population auront des conséquences plus marquées qu’au Japon et en Allemagne, qui devraient continuer à prospérer.
Mais la question de la performance géopolitique se pose en termes différents : outre le fait que, pour des raisons historiques, Tokyo et Berlin ont depuis longtemps renoncé à de fortes ambitions dans ce domaine, les électeurs des pays démocratiques ne sont pas favorables aux dépenses militaires – et cela est encore plus vrai dans les sociétés vieillissantes et en décroissance. Au contraire, le déclin démographique ou la faiblesse du capital humain ne semblent pas affecter la volonté des régimes autoritaires de montrer leurs muscles sur la scène mondiale. Prenons l’exemple de la Corée du Nord : son PIB est proche de zéro, mais elle est capable d’exercer une influence démesurée sur les affaires internationales. Le Kremlin peut encore mener une politique de puissance en Europe (en tant qu’acteur extérieur au jeu). Mais à long terme, son potentiel démographique diminuera, de même que sa part de la population mondiale instruite. Pendant un certain temps, le pays pourrait compenser cette faiblesse par un comportement plus agressif. Néanmoins, cela ne durera pas indéfiniment.
La Chine a déjà remplacé la Russie comme principal challenger de l’Amérique en tant que superpuissance. Mais sa société vieillit elle aussi. Sa situation démographique peut-elle compromettre son ascension ?
La Chine est confrontée à une situation différente. Tout d’abord, elle est dix fois plus peuplée que la Fédération de Russie, et ne souffre pas du même paradoxe du capital humain. Après Deng Xiaoping, elle a bénéficié d’un fort effet d’entraînement démographique, mais son profil démographique ralentit désormais ses performances économiques. C’est une société vieillissante avec un fort déséquilibre entre les hommes et les femmes en âge de travailler, et le réseau de la famille élargie se désintègre ; autant de facteurs clairement négatifs. Les grandes années de la croissance économique chinoise sont probablement terminées. Il est possible que la croissance annuelle du PIB retombe à 2,5 ou 3% dans un avenir proche, ce qui peut sembler terriblement faible du point de vue de Pékin. Sur le plan militaire, il y a un aspect invisible du profil démographique de la Chine qui ne doit pas être sous-estimé : avec les familles à enfant unique, la mort d’un jeune soldat éteint la lignée familiale, ce qui serait une tragédie partout, mais est encore plus chargé métaphysiquement dans la tradition confucéenne. Je ne sais pas exactement à quel point cela pourrait affecter la capacité de la Chine à s’engager dans des aventures militaires.
Il y a quinze ans, l’économiste et prix Nobel Robert Fogel a tenté de comparer l’Inde et la Chine en 2040, et d’après lui l’Inde avait de bonnes chances de gagner la course (en termes de PIB et de statut mondial). J’ai beaucoup d’admiration pour lui, mais je pense qu’il s’est trompé. Les chiffres peuvent être délicats et, en démographie comme ailleurs, il faut faire attention aux disparités et à la dispersion. Ce qu’on appelle « l’Inde » est une moyenne arithmétique de personnes, d’ethnies et de langues très différentes, et au sein de sa population, vous avez des profils démographiques et éducatifs très différents. Quelles que soient les circonstances, d’ici 2040, une grande partie de la population indienne n’aura pratiquement aucune instruction. Le potentiel économique du pays est donc limité. C’est d’autant plus dommage que, dans le même temps, sa stratégie en matière d’enseignement supérieur est un succès et un pilier de sa politique de développement.
La situation de la Chine contraste avec celle des États-Unis, qui bénéficient toujours d’une croissance naturelle vigoureuse et attirent des talents du monde entier. Cette différence tue-t-elle le suspense ?
Les États-Unis sont toujours les premiers de la classe en termes de démographie et, en tant qu’Américain, je n’échangerais pas notre situation avec celle de l’UE, de la Russie ou de la Chine. Le profil démographique des États-Unis (croissance naturelle, niveau d’éducation et immigration qualifiée) soutient toujours leur puissance internationale. Même face à la Chine, ils conservent un avantage comparatif. Mais en sera-t-il de même dans vingt ans ?
D’abord, ce que j’ai dit sur la réticence des pays démocratiques à engager des troupes à l’étranger s’applique aussi à l’Amérique et pourrait affecter son influence. Et deuxièmement, en ce qui concerne son dynamisme démographique, la situation n’est plus aussi brillante qu’elle l’était. Il est probable que 2020 et 2021 seront les années de plus faible croissance démographique jamais enregistrées officiellement aux États-Unis. La crise du Covid n’est pas seule en cause : depuis le krach de 2008, le taux de fécondité américain est tombé à un niveau historiquement bas.
Il y a aussi la question de l’immigration : dans le passé il est arrivé à l’Amérique de limiter fortement l’immigration. Cela fut le cas des années 1920 aux années 1960, et il n’est pas exclu que cela recommence. Or ce phénomène pourrait conduire à un pic démographique, au lieu de la croissance continue qui a été l’un des principaux facteurs de l’ascension des États-Unis vers leur statut actuel de seule superpuissance. En outre, au cours des vingt dernières années, on a pu constater des problèmes de stagnation inquiétants dans le domaine de la santé ou de l’éducation qui, couplés à d’autres difficultés, pourraient rendre difficile l’exploitation du potentiel de son capital humain.