Les migrations ont-elles un impact géopolitique ?
Au plan global, cet impact est faible, car les rapports entre les grandes puissances ne sont pas affectés par les questions migratoires. En revanche, cet impact se lit à l’échelle régionale, notamment en Europe et en Afrique. Partons de l’Europe, où l’on peut repérer deux phénomènes.
Le premier est la sensibilité politique de ce sujet. Le phénomène migratoire lui-même ne s’exacerbe pas. En France, pays de 67 millions d’habitants, on compte environ 150 000 immigrés supplémentaires venus de pays hors de l’UE, en moyenne, chaque année depuis 15 ans. En Allemagne, au cours des dix dernières années, ce nombre s’est élevé à 270 000 personnes en moyenne, et les autres pays européens sont dans une situation analogue. Mais les pays du sud de l’Europe n’avaient pas d’immigration il y a une trentaine d’années, et la nouveauté du phénomène provoque des perturbations politiques. Dans les pays du Nord, l’Allemagne, la Suède, la Norvège ont largement ouvert leurs frontières aux réfugiés avant de faire marche arrière. La sensibilité du sujet et l’apparition de mouvements populistes peuvent avoir un impact politique et façonner la conduite des pays européens, avec des tensions internationales comme on l’a vu récemment entre Paris, Alger et Rabat.
Ces tensions s’observent également au sein de l’UE. La ligne très dure de la Pologne ou de la Hongrie va de pair avec un paradoxe démographique. Les pays de l’Est et des Balkans sont dans une situation particulière : leur population diminue, leur fécondité est faible, leurs citoyens émigrent, mais ces pays sont hostiles à tout apport migratoire. Par exemple, la Roumanie est passée de 23 millions d’habitants en 1990 à 19 millions en 2020. Ils auraient donc besoin de l’immigration pour maintenir leur population active ou leur niveau d’éducation. Mais le souci de l’identité culturelle prend le dessus. Une certaine hypocrisie est cependant de règle. Ainsi la Pologne, qui refuse un contingent de 500 réfugiés que lui demande Bruxelles, accueille environ 1,5 millions de migrants temporaires venus de l’Ukraine voisine.
Cela nous amène au deuxième phénomène, qui constitue la vraie nouveauté : l’utilisation de la migration par certains pays voisins de l’UE comme instrument de pression. La Biélorussie joue sur les flux migratoires pour faire pression sur la Pologne ou la Lituanie, et à travers elles sur Bruxelles. La Turquie a un accord avec l’UE sur la gestion des réfugiés du Moyen-Orient ; elle module sa position dans sa relation tendue avec l’UE. On pourrait aussi évoquer la Libye et le flux de migrants subsahariens. Dans ce contexte régional particulier, la migration est devenue une arme géopolitique.
Il faut ajouter le cas de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, avec les caravanes de migrants venus d’Amérique centrale, mais aussi d’Haïti et du Venezuela. Leur développement impacte de plus en plus la politique intérieure des États-Unis.
Ces tensions peuvent-elles s’exacerber avec les migrants climatiques ?
C’est un sujet émergent. Ce qu’on sait actuellement des migrations dites « climatiques », c’est qu’elles se produisent sur de courtes distances. Dans le delta du Mékong et au Bangladesh, les paysans se déplacent à courte distance : ils vont dans les collines voisines. Mais si cela prend de l’ampleur, certains pays peuvent être déstabilisés. C’est ce que craint l’Inde, qui a installé une barrière électrifiée avec le Bangladesh.
Au Sahel, les avancées du désert – phénomène déjà ancien, qui connaît des fluctuations – se traduisent surtout par de l’exode rural. Quand le désert recule les paysans restent en ville. On observe le même phénomène au Bangladesh : à la suite d’inondations, les paysans quittent leurs exploitations et s’installent dans les villes les plus proches : les plus pauvres et les plus endettés restent dans la ville, ceux qui ont un peu de biens reviennent et reprennent leurs terres.
Vous évoquez le Sahel. Une partie de la question ici tient à la fécondité élevée.
Oui, c’est la dernière grande zone de forte fécondité. Un pays comme le Niger compte déjà 22 millions d’habitants et croît de 4% par an : un doublement tous les dix-sept ans. Les Nigériens se déplacent vers le sud, vers le Togo, le Bénin et la Côte d’Ivoire. Là, on observe des risques géopolitiques de déstabilisation. On a déjà vu des troubles en Côte d’Ivoire, il y a une dizaine d’années. Le Mali, le Burkina Faso et le Tchad sont également en déséquilibre. On imagine spontanément un risque pour l’Europe. Mais un paysan pauvre du Burkina Faso n’ira pas si loin. On estime qu’entre 80 et 90 % des migrations internationales des pays africains se font vers d’autres pays africains. A titre d’exemple, le nombre de Nigériens vivant en France a augmenté de 2 300 personnes entre 2006 et 2018, soit un flux moyen par an de 200 personnes (source : recensements de l’INSEE).
Mais plus que les migrations climatiques, le facteur à considérer ici est la guerre civile. Les deux exemples les plus connus sont le Darfour, d’où entre 500 000 et un million de personnes se sont réfugiées à l’est du Tchad, et la Somalie qu’un million de personnes ont quittée pour le Kenya, où le plus grand camp du monde abrite 500 000 personnes. Cela crée des problèmes à l’intérieur même du pays. Au Tchad, en revanche, je n’ai pas entendu parler de problèmes importants, peut-être parce qu’une partie des réfugiés du Darfour sont des Zaghawa, une ethnie qui vit à cheval sur les deux pays et à laquelle appartient le président tchadien.
Une partie des migrations africaines est ainsi facilitée par l’inadéquation entre frontières administratives et la répartition ethnique. Mais il n’en reste pas moins que les États africains cherchent, comme les autres, à renforcer leurs frontières. Ce renforcement peut avoir des effets de bord, comme ceux observés en Europe : en rendant la migration difficile, les allers-et-retours fluides, de type « noria », ont été réduits au profit d’une émigration définitive. Ce qui pose des problèmes aux pays d’accueil, mais aussi aux pays d’émigration, car une bonne partie des migrants d’aujourd’hui sont des professionnels qualifiés qui se trouvent ainsi fixés dans des pays riches.