Jusqu’à ces dernières semaines, l’« autonomie stratégique de l’Europe » prônée à Paris avait peu de succès auprès des autres pays de l’Union. Pourquoi ?
Les idées présentées par le président Macron en septembre 2017 dans son discours de la Sorbonne, en matière d’autonomie stratégique européenne, étaient le produit des événements. La présidence de Donald Trump avait fait prendre conscience d’un changement de vision stratégique des Etats-Unis, qui avait commencé avec Obama. Nous entrions dans un monde où, du fait de la croissance de la Chine et d’un durcissement des relations internationales, la complaisance des Européens à l’égard des problèmes internationaux ne pourrait pas durer.
L’Europe devait donc se réveiller, disait le président Macron. Mais quand une proposition est faite par Paris, elle est souvent accueillie avec une certaine méfiance. Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, une certaine grandiloquence, caractéristique du débat français, et qui est mal comprise hors de France.
Ensuite, une méfiance qui existe partout en Europe (et encore plus aux Etats-Unis) : chaque fois que de Paris arrive une suggestion en matière de politique internationale, elle est interprétée dans un sens néo-gaulliste. Il faut que les Français en soient conscients. Le mot « autonomie » utilisé par Macron a été largement interprété de cette manière hors de France, ce qui a rendu la discussion plus difficile.
Mais cette méfiance à l’égard de la proposition française cachait un autre problème : une partie des Européens, notamment l’Allemagne et l’Italie, vivaient dans la complaisance et dans le déni. Ils considéraient que le système international était sûr, que s’il y avait des dangers, on pouvait compter sur les Américains, et que notre intérêt était surtout de soigner nos intérêts économiques et commerciaux, y compris avec la Russie et la Chine.
Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner que des pays qui avaient en revanche une perception beaucoup plus précise de menaces pour leur sécurité, comme la Pologne, les pays baltes, ou les Scandinaves, pouvaient trouver l’Union européenne peu utile du point de vue stratégique, ce qui renforçait encore davantage leur attachement à l’OTAN. Avec l’Administration Biden, les messages rassurants ont commencé à se multiplier, ce qui a certainement contribué à détendre l’atmosphère. Mais les malentendus n’ont pas disparu. Tous ces malentendus ont été balayés par la crise actuelle.
Comment cette crise a‑t-elle changé la donne ?
Elle a montré deux choses. La première est que le véritable intérêt de Poutine n’est pas l’OTAN, qui n’est qu’un prétexte à toute l’opération. Son véritable intérêt est, d’une part, de rétablir une sphère d’influence au delà des frontières de la Russie et de rétablir ce qui peut encore être sauvé de l’empire soviétique, et, d’autre part, d’éviter à tout prix la contamination démocratique qui peut venir de ses voisins. Or le fait qu’entre l’Ukraine et la Russie il y ait, comme il s’acharne à le rappeler, de profonds liens historiques, ethniques et culturels rend ce danger de contamination encore plus grand. Si la démocratie devait réussir à l’Ukraine, inévitablement les Russes le verraient. Donc, pour Poutine, c’est une question de survie. Tout aurait pu être différent si, après la chute de l’Union soviétique, la Russie avait pris un autre chemin. Mais ce n’est pas à cause de nous qu’elle n’a pas pu le faire. Ce sont ses dialectiques internes qui l’ont conduite à remplacer le communisme par une autocratie, en passant de Joseph Staline à Joseph de Maistre (NDLR : homme politique et philosophe français contre-révolutionnaire).
Cette crise a aussi révélé que l’unité atlantique et l’unité européennes n’étaient pas contradictoires, mais s’articulaient au contraire étroitement. Il n’y a pas d’unité européenne possible sans unité atlantique. Et symétriquement l’unité atlantique est inefficace si les Européens ne sont pas unis. C’est une importante leçon de cette crise.
Cela n’est pas allé de soi, car la méfiance n’a pas disparu. Chez les Européens : les Américains voulaient-ils parler avec les Russes par-dessus leurs têtes ? Les Américains de leur côté ne croyaient pas que les Européens seraient à la hauteur ; de fait, il n’a pas été facile de faire bouger les Allemands et les Italiens. Beaucoup de gens enfin se sont demandé pourquoi Macron allait à Moscou. Tout cela, dans un système qui concerne un certain nombre de démocraties, était probablement inévitable. Mais le résultat est absolument extraordinaire. Personne ne s’attendait à un consensus aussi fort dans un temps aussi court. Tous ceux qui s’attendaient à des sanctions purement symboliques doivent réviser leur opinion.
Et j’ajouterai qu’il y a dans ce qui s’est passé ces derniers jours un game changer, quand le chancelier allemand Olaf Scholz a annoncé une augmentation spectaculaire de son budget de la défense. On sait peu que si l’Allemagne y consacrait 2 % de son PIB, son budget de défense dépasserait largement celui de la Russie. Le changement de cap de Berlin est absolument fondamental : on peut le comparer à la décision de Helmut Kohl de renoncer au deutsche mark et d’adhérer à l’euro.
L’Europe de la défense va-t-elle enfin voir le jour ?
C’est maintenant possible, et la France a ici une responsabilité particulière. Quand on parle de politique étrangère et de défense, du fait de sa position internationale, de son siège aux Nations Unies, de sa dissuasion nucléaire, la France occupe objectivement la même place que l’Allemagne pour les questions économiques et monétaires. Il y a une sorte d’obligation de leadership du côté français. Il faut que la France soit capable de lever l’ambiguïté concernant les relations avec l’OTAN, ce qui ne nous empêchera pas, selon les circonstances, d’affirmer nos intérêts face aux Américains. Mais cette ambiguïté doit être levée, sinon le consensus européen ne se construira pas.
La défense européenne ne sera pas facile à créer, aussi parce qu’elle impose des optimisations industrielles qui sont toujours difficiles à négocier. C’est la raison pour laquelle je pense qu’il faudrait donner la priorité à la cyberdéfense. La Russie nous donne depuis plusieurs années une excellente leçon de guerre hybride, avec une continuité entre fausses informations, cyberattaques et guerre de haute intensité. La cyberdéfense est un secteur ou l’Europe est en retard ; c’est un véritable intérêt commun. En outre, on sait que les technologies numériques sont « duales », avec des usages civils et militaires : il y a donc un intérêt objectif, stratégique mais aussi économique.
Enfin, il sera sans doute difficile de ressembler rapidement l’unanimité, mais il faudra un noyau dur. Outre la France et l’Allemagne, il devra inclure au moins la Pologne, l’Italie et l’Espagne, mais aussi la Suède et les Pays-Bas. La Pologne devient ici un pays clé, ce qui peut nous aider à résoudre les autres différends que nous avons avec elle.
Cette opportunité ne s’était encore jamais présentée, et la fenêtre peut se refermer parce que la situation internationale peut s’aggraver, que les États-Unis vont entrer dans une situation de difficultés internes, de polarisation et que et que tous nos pays sont confrontés à des problèmes économiques et sociaux. Il faut donc l’exploiter.