Crise sanitaire et choc pétrolier
Avec un baril nettement situé au-dessus des 50 $ depuis le début 2021, le marché pétrolier semble être revenu dans une zone de fonctionnement « normal », où le prix permet de couvrir les coûts dans la plupart des zones de production. Mais il est trop tôt pour voir se dessiner la scène pétrolière des années 2020 car, à l’évidence, le choc sanitaire laissera des stigmates durables. L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) résume ainsi les multiples « singularités » majeures d’une année sans équivalent dans le passé : « Some of the energy developments in 2020 have been astonishing. Oil consumption in April was at a level last seen twenty years ago, while wind and solar photovoltaics suddenly accounted for a larger share of depressed electricity demand. Some data points have never been seen before and may never be seen again […] The current level of near-term uncertainty is much greater than usual » (World Energy Outlook 2020, p. 61).
Ce que sont venus confirmer les résultats des majors pétrolières : BP, Chevron, Exxon, Shell et Total ont cumulé des pertes avoisinant les 80 milliards de dollars en 2020, à comparer à des profits proches de 50 milliards en 2019. Mécaniquement, ce choc s’est directement transcrit dans les investissements d’exploration et de production pétrolière et gazière qui se sont également effondrés de plus de 30 % en 2020, et ont pour la première fois été dépassés par ceux consacrés aux technologies « bas-carbone » : énergies renouvelables, électrification des transports, hydrogène, etc. Ce recul est le plus fort enregistré depuis le début du siècle ; par comparaison, la baisse brutale des années 2014–2016 – au moment du contre-choc induit par la montée en puissance de la production non conventionnelle américaine – n’avait atteint « que » 22 % en deux ans. Certes, des plans de soutien à l’activité sont venus atténuer la violence du choc : dans le G20, ces plans étaient composés à hauteur de 250 milliards de dollars de mesures de soutien direct ou indirect à la production et la consommation de combustibles fossiles (pour les producteurs, mais également pour les compagnies aériennes, les constructeurs automobiles) contre 230 milliards pour les énergies renouvelables, l’efficacité énergétique et les alternatives à faible émission de carbone.
Une crise de long terme sur l’offre…
Mais, malgré cela, tout est réuni pour que l’instabilité perdure durant la décennie, tant du côté de l’offre que de la demande.
Primo parce que, dans un marché mondial dominé par les États-Unis, la Russie et l’Arabie saoudite, les mécanismes de régulation de prix resteront très fragiles. On a presque oublié que l’effondrement du baril en mars 2020 n’a pas seulement été dû au Covid-19, mais également à la détermination de la Russie à engager une guerre des prix à l’encontre de l’industrie pétrolière américaine, rompant un accord avec l’Arabie saoudite en vigueur depuis 2016. Et même si Russes et Saoudiens ont bien dû renouer rapidement face à l’arrêt de l’économie mondiale, il n’en reste pas moins que tout effort conjoint de régulation des volumes, en soutenant le prix, permettra une remontée de le production nord-américaine, dans la décennie 2020 comme dans la précédente (même si, à court terme, les producteurs états-uniens semblent plus soucieux de rétablir leurs marges que d’augmenter leurs volumes). Certes, le président Biden s’est rapidement démarqué de son prédécesseur en arrêtant le projet d’oléoduc géant (Keystone XL) destiné à relier le pétrole canadien avec les raffineries du Golfe du Mexique.
Mais son pouvoir à contraindre directement l’activité des compagnies pétrolières nationales est limité par la peur d’augmenter les importations et de raviver les craintes de dépendance mises de côté depuis le boom du pétrole et du gaz de schiste de la fin des années 2000 (industrie qui fournit, en outre, dix millions d’emplois bien rémunérés). D’autant que la Maison Blanche n’a de contrôle direct que sur les opérations menées sur les terres fédérales.
… et la demande
Secundo, du côté de la demande cette fois, le « bouquet » d’incertitudes est également totalement inédit. Certains facteurs préexistaient certes, en particulier concernant le rythme de développement et d’adoption des technologies vertes : dans ce domaine, le retour des États-Unis dans l’accord de Paris et la stratégie de relance de Joe Biden (notamment en « verdissant » les infrastructures) constitueront évidemment un accélérateur ; l’atteinte de l’objectif américain d’une réduction des émissions de 52% en 2030 (par rapport à 2005), pourrait réduire la consommation journalière de 19 à 10 millions de barils par jour aux États-Unis.
Mais d’autres facteurs, directement induits par la crise sanitaire, n’étaient pas censés perturber la demande pétrolière. L’introduction de nouvelles organisations socioéconomiques susceptibles de perdurer, avec une expansion des activités « à distance » (télé-travail, télé-enseignement, télé-médecine), modifient ainsi à la fois les besoins de transport et les consommations énergétiques afférentes. À cela pourraient s’ajouter des évolutions de flux touristiques et de commerce international, dont l’impact sur la demande de pétrole n’est pas mis en scénario pour l’heure. À ce stade, l’AIE se contente d’observer que la demande mondiale de pétrole en 2021 devrait rester environ 3 % en-dessous des niveaux de 2019, à la fois en raison de moindres volumes dans le transport routier et, surtout, dans l’aviation (-20 à ‑30 % comparativement au niveau d’avant-crise). Au-delà, l’AIE entrevoit une croissance de la demande totale d’énergie de seulement 4% durant la décennie (contre +12% envisagés avant la crise sanitaire), soit le niveau de croissance le plus faible depuis la décennie 1930.
La transition écologique comme solution ?
Ces perspectives plus désordonnées encore qu’anticipé avant la crise sanitaire incitent certaines majors à engager une transformation de leur modèle : les européennes (BP, Shell et Total) ont récemment pris des engagements de neutralité carbone pour le milieu du siècle. Mais face aux doutes des ONG, elles devront faire la preuve de leur crédibilité. Même l’Arabie saoudite, avec sa « vision 2030 », semble avoir acté les limites d’une dépendance exclusive au pétrole (et l’incertitude sur la valeur de ses 50 années de réserves).
Mais, au-delà de ces efforts de transition « ordonnée », la préoccupation portera surtout sur les États producteurs les plus fragiles (Irak, Iran, Nigéria, Algérie, Libye), que la crise sanitaire aura frappés très durement, après une décennie dont ils étaient déjà sortis affaiblis. Afin d’éviter que les efforts de décarbonation ne débouchent sur une géopolitique plus encore chaotique.