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Du pétrole au lithium, la transition énergétique redistribue les cartes de la géopolitique

Pression sur les prix et demande incertaine : le pétrole en eaux troubles

Patrice Geoffron, professeur à l’Université Paris-Dauphine et directeur du Centre de géopolitique et des matières premières (CGEMP)
Le 12 mai 2021 |
4 min. de lecture
Patrice Geoffon
Patrice Geoffron
professeur à l’Université Paris-Dauphine et directeur du Centre de géopolitique et des matières premières (CGEMP)
En bref
  • Pour la première fois, et du fait de la pandémie, les investissements des majors dans les technologies bas-carbone ont dépassé les budgets alloués à l’exploration et la production pétrolière et gazière.
  • Et ce ralentissement du marché pétrolier semble s’installer sur le long terme : la crise semble durablement modifier la demande, en raison de l’évolution des modes de vie (télétravail, télé-enseignement, télé-médecine).
  • L’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) entrevoit ainsi une croissance de la demande totale d’énergie de seulement 4% durant la décennie (contre +12% envisagés avant la crise sanitaire), soit le niveau de croissance le plus faible depuis les années 1930.

Crise san­i­taire et choc pétrolier

Avec un bar­il net­te­ment situé au-dessus des 50 $ depuis le début 2021, le marché pétroli­er sem­ble être revenu dans une zone de fonc­tion­nement « nor­mal », où le prix per­met de cou­vrir les coûts dans la plu­part des zones de pro­duc­tion. Mais il est trop tôt pour voir se dessin­er la scène pétrolière des années 2020 car, à l’évidence, le choc san­i­taire lais­sera des stig­mates durables. L’Agence Inter­na­tionale de l’Énergie (AIE) résume ain­si les mul­ti­ples « sin­gu­lar­ités » majeures d’une année sans équiv­a­lent dans le passé : « Some of the ener­gy devel­op­ments in 2020 have been aston­ish­ing. Oil con­sump­tion in April was at a lev­el last seen twen­ty years ago, while wind and solar pho­to­voltaics sud­den­ly account­ed for a larg­er share of depressed elec­tric­i­ty demand. Some data points have nev­er been seen before and may nev­er be seen again […] The cur­rent lev­el of near-term uncer­tain­ty is much greater than usu­al » (World Ener­gy Out­look 2020, p. 61).

Ce que sont venus con­firmer les résul­tats des majors pétrolières : BP, Chevron, Exxon, Shell et Total ont cumulé des pertes avoisi­nant les 80 mil­liards de dol­lars en 2020, à com­par­er à des prof­its proches de 50 mil­liards en 2019. Mécanique­ment, ce choc s’est directe­ment tran­scrit dans les investisse­ments d’exploration et de pro­duc­tion pétrolière et gaz­ière qui se sont égale­ment effon­drés de plus de 30 % en 2020, et ont pour la pre­mière fois été dépassés par ceux con­sacrés aux tech­nolo­gies « bas-car­bone » : éner­gies renou­ve­lables, élec­tri­fi­ca­tion des trans­ports, hydrogène, etc. Ce recul est le plus fort enreg­istré depuis le début du siè­cle ; par com­para­i­son, la baisse bru­tale des années 2014–2016 – au moment du con­tre-choc induit par la mon­tée en puis­sance de la pro­duc­tion non con­ven­tion­nelle améri­caine – n’avait atteint « que » 22 % en deux ans. Certes, des plans de sou­tien à l’activité sont venus atténuer la vio­lence du choc : dans le G20, ces plans étaient com­posés à hau­teur de 250 mil­liards de dol­lars de mesures de sou­tien direct ou indi­rect à la pro­duc­tion et la con­som­ma­tion de com­bustibles fos­siles (pour les pro­duc­teurs, mais égale­ment pour les com­pag­nies aéri­ennes, les con­struc­teurs auto­mo­biles) con­tre 230 mil­liards pour les éner­gies renou­ve­lables, l’ef­fi­cac­ité énergé­tique et les alter­na­tives à faible émis­sion de carbone. 

Une crise de long terme sur l’offre…

Mais, mal­gré cela, tout est réu­ni pour que l’instabilité per­dure durant la décen­nie, tant du côté de l’offre que de la demande.

Pri­mo parce que, dans un marché mon­di­al dom­iné par les États-Unis, la Russie et l’Arabie saou­dite, les mécan­ismes de régu­la­tion de prix res­teront très frag­iles. On a presque oublié que l’effondrement du bar­il en mars 2020 n’a pas seule­ment été dû au Covid-19, mais égale­ment à la déter­mi­na­tion de la Russie à engager une guerre des prix à l’encontre de l’industrie pétrolière améri­caine, rompant un accord avec l’Arabie saou­dite en vigueur depuis 2016. Et même si Russ­es et Saou­di­ens ont bien dû renouer rapi­de­ment face à l’arrêt de l’économie mon­di­ale, il n’en reste pas moins que tout effort con­joint de régu­la­tion des vol­umes, en sou­tenant le prix, per­me­t­tra une remon­tée de le pro­duc­tion nord-améri­caine, dans la décen­nie 2020 comme dans la précé­dente (même si, à court terme, les pro­duc­teurs états-uniens sem­blent plus soucieux de rétablir leurs marges que d’augmenter leurs vol­umes). Certes, le prési­dent Biden s’est rapi­de­ment démar­qué de son prédécesseur en arrê­tant le pro­jet d’oléoduc géant (Key­stone XL) des­tiné à reli­er le pét­role cana­di­en avec les raf­finer­ies du Golfe du Mexique. 

Mais son pou­voir à con­train­dre directe­ment l’ac­tiv­ité des com­pag­nies pétrolières nationales est lim­ité par la peur d’augmenter les impor­ta­tions et de raviv­er les craintes de dépen­dance mis­es de côté depuis le boom du pét­role et du gaz de schiste de la fin des années 2000 (indus­trie qui four­nit, en out­re, dix mil­lions d’emplois bien rémunérés). D’autant que la Mai­son Blanche n’a de con­trôle direct que sur les opéra­tions menées sur les ter­res fédérales.

… et la demande

Secun­do, du côté de la demande cette fois, le « bou­quet » d’incertitudes est égale­ment totale­ment inédit. Cer­tains fac­teurs préex­is­taient certes, en par­ti­c­uli­er con­cer­nant le rythme de développe­ment et d’adoption des tech­nolo­gies vertes : dans ce domaine, le retour des États-Unis dans l’accord de Paris et la stratégie de relance de Joe Biden (notam­ment en « verdis­sant » les infra­struc­tures) con­stitueront évidem­ment un accéléra­teur ; l’atteinte de l’objectif améri­cain d’une réduc­tion des émis­sions de 52% en 2030 (par rap­port à 2005), pour­rait réduire la con­som­ma­tion jour­nal­ière de 19 à 10 mil­lions de bar­ils par jour aux États-Unis. 

Mais d’autres fac­teurs, directe­ment induits par la crise san­i­taire, n’étaient pas cen­sés per­turber la demande pétrolière. L’introduction de nou­velles organ­i­sa­tions socioé­conomiques sus­cep­ti­bles de per­dur­er, avec une expan­sion des activ­ités « à dis­tance » (télé-tra­vail, télé-enseigne­ment, télé-médecine), mod­i­fient ain­si à la fois les besoins de trans­port et les con­som­ma­tions énergé­tiques afférentes. À cela pour­raient s’ajouter des évo­lu­tions de flux touris­tiques et de com­merce inter­na­tion­al, dont l’impact sur la demande de pét­role n’est pas mis en scé­nario pour l’heure. À ce stade, l’AIE se con­tente d’observer que la demande mon­di­ale de pét­role en 2021 devrait rester env­i­ron 3 % en-dessous des niveaux de 2019, à la fois en rai­son de moin­dres vol­umes dans le trans­port routi­er et, surtout, dans l’avi­a­tion (-20 à ‑30 % com­par­a­tive­ment au niveau d’avant-crise). Au-delà, l’AIE entrevoit une crois­sance de la demande totale d’énergie de seule­ment 4% durant la décen­nie (con­tre +12% envis­agés avant la crise san­i­taire), soit le niveau de crois­sance le plus faible depuis la décen­nie 1930.

La tran­si­tion écologique comme solution ?

Ces per­spec­tives plus désor­don­nées encore qu’anticipé avant la crise san­i­taire inci­tent cer­taines majors à engager une trans­for­ma­tion de leur mod­èle : les européennes (BP, Shell et Total) ont récem­ment pris des engage­ments de neu­tral­ité car­bone pour le milieu du siè­cle. Mais face aux doutes des ONG, elles devront faire la preuve de leur crédi­bil­ité. Même l’Arabie saou­dite, avec sa « vision 2030 », sem­ble avoir acté les lim­ites d’une dépen­dance exclu­sive au pét­role (et l’incertitude sur la valeur de ses 50 années de réserves). 

Mais, au-delà de ces efforts de tran­si­tion « ordon­née », la préoc­cu­pa­tion portera surtout sur les États pro­duc­teurs les plus frag­iles (Irak, Iran, Nigéria, Algérie, Libye), que la crise san­i­taire aura frap­pés très dure­ment, après une décen­nie dont ils étaient déjà sor­tis affaib­lis. Afin d’éviter que les efforts de décar­bon­a­tion ne débouchent sur une géopoli­tique plus encore chaotique.

Auteurs

Patrice Geoffon

Patrice Geoffron

professeur à l’Université Paris-Dauphine et directeur du Centre de géopolitique et des matières premières (CGEMP)

Patrice Geoffron a été président intérimaire et vice-président international de l’Université Paris-Dauphine. Il en a également dirigé le laboratoire d’Economie et est professeur invité à l’Université Bocconi de Milan depuis plusieurs années, ainsi que membre du Cercle des Économistes. Il dirige l’équipe énergie énergie-climat du LED qui anime plusieurs chaires de recherche (Economie du Climat, Economie du Gaz, Marchés Européens de l’Électricité) et un Master (Énergie-Finance-Carbone). Auparavant, il a notamment siégé au conseil mondial de l’International Association of International Association for Energy Economics, et en tant qu’expert auprès de la Convention Citoyenne pour le Climat.

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