La Commission européenne a été chargée par les États membres de l’UE d’élaborer pour le mois de juin 2021 un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières de l’Europe pour pénaliser les exportateurs étrangers qui ne respectent pas les objectifs de réduction de gaz à effet de serre des 27. Que peut-on en attendre concrètement ?
Ce mécanisme vise à créer une égalité de traitement entre les industries produisant en Europe et soumises aux contraintes de l’ETS [système communautaire d’échange de quotas d’émission] et celles produisant à l’étranger et exportant leurs biens en Europe. Ainsi, l’objectif est d’éviter des fuites de carbone à mesure que la contrainte du prix du carbone va se renforcer (ce prix ayant atteint les 50 € / tonne) via un accroissement des importations ou une délocalisation des activités industrielles polluantes, et d’éviter que les producteurs étrangers ne soient favorisés par rapport aux producteurs européens.
Dans un second temps, il s’agit de tenter d’inciter les producteurs étrangers à réduire leur empreinte carbone, et de pousser leurs États à mettre en place des mesures similaires de tarification du carbone. Le mécanisme viserait certains biens, comme l’acier, le ciment ou certains produits pétrochimiques. Les exportateurs devront prouver que leurs émissions sont moins forts que le taux moyen qui leur est appliqué s’ils veulent en être exonérés, ou montrer qu’il y a chez eux des contraintes directes et indirectes qui ont un effet équivalent au prix du carbone en Europe. Pour être compatible avec les règles de l’OMC, il faut que ce mécanisme soit non discriminant – si bien qu’il doit s’appliquer à tous et nécessite une réduction proportionnelle des quotas d’émissions gratuits en Europe dont bénéficient les industriels. Les recettes doivent aller alimenter le budget européen, aider à financer les plans de relance, mais aussi être en partie redistribués aux États d’origine pour qu’ils avancent dans leur processus de décarbonation.
Les problèmes sont toutefois multiples : quels biens viser ? Comment tenir compte des pays où il n’y a pas de marché carbone, mais des contraintes règlementaires qui contiennent un « shadow price » ? Comment ne pas s’aliéner des alliés tels que l’Inde et ne pas mettre en péril le libre-échange ? Comment éviter que des pays et entreprises ne détournent tout simplement leurs exportations très intensives en carbone vers d’autres zones, ce qui ne règlerait rien au problème ? Deux certitudes existent toutefois : les entreprises européennes vont être soumises à des contraintes grandissantes et doivent être protégées de la concurrence extérieure ; et les règles du commerce international doivent intégrer les enjeux des externalités environnementales et climatiques qui sont parfaitement légitimes.
Peut-on parler de diplomatie du carbone ?
Idéalement, il faudrait qu’un prix mondial du carbone émerge au sein du G20, et qu’il soit mis en place par toutes les grandes puissances industrielles en avançant graduellement – un prix plus élevé pour les pays les plus riches, et un prix moins élevé d’abord pour les moins avancés. Il faudrait qu’il y ait partout un mouvement de renforcement et de convergence de cette tarification et des secteurs qui y sont soumis.
Mais c’est loin d’être le cas. L’Europe est un grand marché économique qui a glissé vers une construction politique. Le « Green deal », la neutralité carbone, ainsi que les plans de relance post Covid-19, lui confèrent désormais une responsabilité majeure : celle de coordonner le processus de décarbonation en Europe, en s’assurant que cela renforce le bien-être de tous les Européens, crée de la richesse et renforce la cohésion régionale.
L’UE ne peut réussir si elle ne mobilise pas tous les instruments dont elle dispose pour atteindre cet objectif : la politique commerciale, la politique industrielle, la politique fiscale. Il y a bel et bien une diplomatie du carbone qui devient un enjeu de puissance et de souveraineté, mais sa mise en œuvre requiert de la puissance. Pour l’instant, l’UE a suscité un électrochoc à travers le monde, et toutes les capitales et grands industriels scrutent de très près les préparatifs qui sont engagés, car chacun comprend que les impacts peuvent être immenses. C’est pour cela aussi que les pressions sont à la hauteur, et que l’Europe risque finalement de mettre en place un mécanisme minimal sans réelle envergure, mais qui pourrait avoir vocation à se renforcer. À titre d’exemple, les États-Unis n’ont pas de marché carbone, mais peuvent se doter d’une règlementation équivalente : comment mesurer cela ? La Chine en a un, mais qui démarre au même rythme que l’ETS en Europe il y a une dizaine d’année : peut-on s’en satisfaire ? Une chose est claire : si l’Europe ne défend pas ses intérêts et si sa transition détruit plus d’emplois qu’elle n’en crée, ou appauvrit des villes et régions, c’est l’ensemble de l’édifice européen qui s’effondrera, et la transition qui sera mise à mal.
La Pologne, premier pays européen émetteur de GES en raison de ses centrales à charbon, envisage de construire des réacteurs nucléaires pour améliorer son empreinte carbone, mais aussi pour sortir de son isolement au sein même de l’UE. Peut-on parler de succès diplomatique ?
C’est un immense succès diplomatique pour l’UE, qui a su éviter que la cohésion européenne ne se brise et s’assurer que la Pologne s’associe aux objectifs de 2030 et 2050 avec, évidemment, des mesures qui tiennent compte de sa situation spécifique. Le nucléaire est une solution efficace pour permettre à la Pologne de fermer progressivement ses centrales à charbon, aux côtés de l’éolien, de l’efficacité énergétique et des interconnexions. La position anti-nucléaire de l’Allemagne paraît à cet égard totalement anachronique et problématique : Berlin peut-il demander à la Pologne de suivre son modèle de Energiewende, extraordinairement coûteux et inefficace ?
Certains pays vont-ils pâtir de cette diplomatie du carbone ?
Il y a dans le monde quatre types de pays face au climat : les grands émetteurs, tant historiques que par habitant (USA en tête, puis Chine, Europe, Russie et Japon) ; les grands émetteurs, mais qui émettent peu historiquement et par habitant, et qui sont en développement (Inde, Brésil) ; ceux qui ont peu émis historiquement et qui ont d’immenses émissions par habitants (Moyen-Orient) ; et tous ceux qui n’émettent pratiquement pas et seront les grandes victimes du changement climatique (Afrique sub-saharienne). Il est clair que les premiers doivent faire plus que les autres, et plus vite, en aidant les plus vulnérables.
Il est aussi nécessaire que les pays en développement réduisent l’intensité carbone de leur économie, mais ils ne peuvent pas réduire le volume de leurs émissions aussi vite que les autres. Ceux-là doivent être accompagnés dans leurs efforts. C’est le cas de l’Inde. Enfin, ceux qui ont les émissions les plus élevées et qui ne s’engagent pas assez doivent logiquement subir des contraintes et pressions à tous les niveaux, et de manière grandissante. Un changement de paradigme s’opère en effet, l’Australie d’ailleurs est très isolée, et dans une moindre mesure, la Russie, l’Arabie saoudite, la Turquie, le Brésil. Avec le développement des mesures climatiques coercitives (commerce, tarification du carbone, aide au développement), de la finance verte, et des possibles boycotts, ces pays devront repeser le pour et le contre, et se résoudre à l’évidence.