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Du pétrole au lithium, la transition énergétique redistribue les cartes de la géopolitique

Comment les choix énergétiques des puissances façonnent la géopolitique

Anna Creti, professeure titulaire à l'Université Paris-Dauphine-PSL, directrice de la Chaire d'économie du climat et directrice associée de la Chaire d'économie du gaz
Le 12 mai 2021 |
4 min. de lecture
Anna creti
Anna Creti
professeure titulaire à l'Université Paris-Dauphine-PSL, directrice de la Chaire d'économie du climat et directrice associée de la Chaire d'économie du gaz
En bref
  • La modification de la demande de certaines ressources stratégiques - du fait de la transition énergétique - entraînera dans les années à venir une restructuration de la géopolitique des matières premières.
  • Historiquement, les tensions géopolitiques dues aux matières premières sont surtout liées au pétrole, dont le prix a augmenté de 400% entre 2002 et 2008.
  • L'importation de gaz naturel est également pour l'Europe un enjeu géostratégique important. L'UE essaie ainsi de diversifier ses canaux d'approvisionnement (notamment via la Turquie) pour ne pas dépendre exclusivement de la Russie.
  • À mesure que le monde s'oriente vers une réduction de ses émissions carbone, la demande de nouvelles matières premières (comme le lithium) pourrait à son tour déplacer le centre de gravité du pouvoir géopolitique vers des régions comme l'Amérique latine.

Accès aux ressources naturelles et puis­sance géopoli­tique sont forte­ment intriqués – en par­ti­c­uli­er avec l’essor de la tran­si­tion énergé­tique, qui mod­i­fie la demande de matières pre­mières. Qual­i­fiée de « sci­ence de l’É­tat » par Rudolph Kjellen en 1899, la géopoli­tique « étudie la manière dont la poli­tique ou les idéolo­gies peu­vent être expliquées au moyen de vari­ables géo­graphiques, telles que la local­i­sa­tion, la taille, la pop­u­la­tion, les ressources ou le développe­ment tech­nologique »1

Le pét­role : une source de conflit

Sans sur­prise, lorsqu’il s’ag­it de définir la géopoli­tique de l’én­ergie, le pét­role est le cas le plus débat­tu. Depuis la Pre­mière Guerre mon­di­ale, la déci­sion de Win­ston Churchill (alors Pre­mier Lord de l’Ami­rauté) de chang­er la source de car­bu­rant des navires de guerre de la Roy­al Navy en pas­sant du char­bon au pét­role, afin de ren­dre la flotte plus rapi­de que son homo­logue alle­mande, a mar­qué le début d’une nou­velle ère. Le pas­sage d’un appro­vi­sion­nement sûr en char­bon, extrait au Pays de Galles, à un appro­vi­sion­nement en pét­role incer­tain, provenant de ce qui était alors la Perse, a con­duit le Moyen-Ori­ent à devenir un épi­cen­tre impor­tant de la géopoli­tique mon­di­ale – sans compter que le pét­role est devenu un enjeu clé de sécu­rité nationale2

Dans la sec­onde moitié du XXe siè­cle, le con­trôle du pét­role a joué un rôle cen­tral dans de nom­breux con­flits : la guerre du Biafra (1967–1970), la guerre Iran-Irak (1980–1988), la guerre du Golfe (1990–1991), la guerre d’I­rak (2003–2011) ou le con­flit dans le delta du Niger (en cours depuis 2004). Au cours de ces décen­nies, les ten­sions entre les pays pro­duc­teurs et les pays con­som­ma­teurs de pét­role se sont accrues, cul­mi­nant avec les crises pétrolières de 1973 et 1979. À la suite de ces événe­ments, le prix du pét­role s’est sta­bil­isé en 1980 à 32 dol­lars le bar­il, un niveau dix fois supérieur à celui d’a­vant 1973. 

Les ten­sions géopoli­tiques liées au pét­role se pour­suiv­ent au cours des décen­nies suiv­antes, comme en témoigne l’in­va­sion du Koweït par l’I­rak en 1990. En quelques mois, elle a entraîné le dou­ble­ment du prix du pét­role, déclen­chant ain­si la réces­sion économique améri­caine du début des années 1990. Depuis lors, le bal­let des prix du pét­role ne s’est jamais arrêté. Le prix du pét­role « est passé de 21 dol­lars le bar­il début 2002 dans la per­spec­tive de la guerre en Irak, à 29 dol­lars au début des hos­til­ités le 19 mars 2003, à 48 dol­lars au début du sec­ond man­dat du prési­dent Bush en jan­vi­er 2005, à 145 dol­lars en juil­let 2008 ; soit une hausse glob­ale de plus de 400%. Les prix ont ensuite chuté pen­dant la réces­sion de fin 2008, pour osciller autour de 50 dol­lars le bar­il au print­emps 2009 avec une baisse de la demande des con­som­ma­teurs »3. Et au cours de la dernière décen­nie, le prix du pét­role a con­tin­ué à mon­ter en flèche. 

L’indépen­dance grâce aux éner­gies renouvelables 

En Europe, le gaz naturel est un autre com­bustible fos­sile qui con­tin­ue à jouer un rôle géopoli­tique très impor­tant. Prin­ci­pale­ment importé de Russie et de Norvège, le gaz a com­mencé à être con­sid­éré comme l’une des prin­ci­pales men­aces géopoli­tiques pour l’Eu­rope entre 2006 et 2009. À cette époque, les dif­férends sur la tar­i­fi­ca­tion du gaz entre la Russie et l’Ukraine ont con­duit à l’in­ter­rup­tion de l’ap­pro­vi­sion­nement de l’Eu­rope en gaz naturel russe via l’Ukraine. La sécu­rité de l’ap­pro­vi­sion­nement en gaz, telle que définie dans le règle­ment européen 2017/1938, est un pili­er impor­tant de l’ob­jec­tif de la poli­tique énergé­tique européenne. Le cor­ri­dor gazier reliant la région caspi­enne à l’Eu­rope via la Turquie est ain­si un exem­ple récent de diver­si­fi­ca­tion des appro­vi­sion­nements en gaz naturel.

Mais il existe un autre moyen d’at­tein­dre l’indépen­dance énergé­tique : aug­menter la part des éner­gies renou­ve­lables. Les éner­gies renou­ve­lables présen­tent de nom­breux avan­tages par rap­port aux com­bustibles fos­siles : elles favorisent à la fois la décar­bon­a­tion et la sécuri­sa­tion de l’ap­pro­vi­sion­nement4. Cepen­dant, elles exac­er­bent égale­ment les risques de sécu­rité et les ten­sions géopoli­tiques liés à la crit­ic­ité des matéri­aux néces­saires aux tech­nolo­gies renou­ve­lables. Par­al­lèle­ment, le déclin des investisse­ments dans les com­bustibles fos­siles crée égale­ment de nou­velles fric­tions entre les États qui en dépen­dent et ceux qui sont engagés dans une tran­si­tion rapide. 

Enfin, les tech­nolo­gies renou­ve­lables étant appelées à trans­former les sys­tèmes d’ap­pro­vi­sion­nement en énergie, les rela­tions entre les États vont évoluer alors que les économies et les sociétés subis­sent des trans­for­ma­tions struc­turelles5. Par exem­ple, la Chine est dev­enue un acteur impor­tant de la géopoli­tique de la tran­si­tion énergé­tique, en rai­son de sa con­som­ma­tion énergé­tique crois­sante mais égale­ment de ses ressources en métaux rares, néces­saires à la pro­duc­tion de tech­nolo­gies renou­ve­lables et de batteries.

Sta­bilis­er la géopoli­tique de l’énergie 

Des change­ments fon­da­men­taux sont en cours dans le sys­tème énergé­tique mon­di­al, qui affecteront presque tous les pays et auront des con­séquences géopoli­tiques de grande ampleur6. La tran­si­tion énergé­tique est l’avenir mon­di­al de l’én­ergie depuis la sig­na­ture de l’Ac­cord de Paris. L’ob­jec­tif pour y par­venir est le zéro car­bone net d’i­ci 2050 – un objec­tif déjà énon­cé par l’U­nion européenne, la Grande-Bre­tagne le Japon, et les États-Unis, très récem­ment revenus sur la bonne voie. 

Par con­séquent, la tran­si­tion vers un monde à faible émis­sions car­bone com­plex­i­fie la vision tra­di­tion­nelle de la géopoli­tique de l’én­ergie. Elle englobe désor­mais de nou­velles dimen­sions, très stim­u­lantes, comme l’il­lus­trent les arti­cles de ce dossier. 

Nous pro­posons une grande var­iété de sujets : le rôle de la tar­i­fi­ca­tion du car­bone dans la polar­i­sa­tion des dif­férents objec­tifs de poli­tique énergé­tique mais aus­si indus­trielle entre les pays européens ; le lithi­um ain­si que les autres matières pre­mières qui sont cru­ciales pour la tran­si­tion énergé­tique, qui déplace l’at­ten­tion des anciens pays pro­duc­teurs de pét­role vers d’autres endroits, comme les pays d’Amérique latine. En out­re, les nou­velles straté­gies des majors pétrolières, notam­ment à la suite de la crise du Covid-19, ain­si que l’am­bi­tion des pro­duc­teurs de gaz de remod­el­er l’in­dus­trie pour relever les défis de la tran­si­tion énergé­tique sont d’ex­cel­lents exem­ples des nou­velles facettes de la géopoli­tique mod­erne de l’énergie.

1Leigh, Michael (2014): « Energy–A Geopo­lit­i­cal Game Chang­er?. » The Inter­na­tion­al Spec­ta­tor 49.2 1–10
2Cam­pos, Ana, and Car­la Fer­nan­des. « The Geopol­i­tics of Ener­gy. » Geopol­i­tics of Ener­gy and Ener­gy Secu­ri­ty 24 (2017): 23–40
3Brook­ings (2017) The New Geopol­i­tics, Pol­i­cy Brief Series on The New Geopol­i­tics, avail­able at https://​www​.brook​ings​.edu/​p​r​o​j​e​c​t​/​t​h​e​-​n​e​w​-​g​e​o​p​o​l​i​tics/
4Vakulchuk; Roman, Indra Over­land, Daniel Scholten, (2020) “Renew­able ener­gy and geopol­i­tics: A review”, Renew­able and Sus­tain­able Ener­gy Reviews, Vol­ume 122
5Oxford Ener­gy Forum, 2021
6IRENA (2019) “A New World: The Geopol­i­tics of the Ener­gy Trans­for­ma­tion”, ISBN 978–92-9260–097‑6

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