Einstein ne croyait pas aux trous noirs, mais les observations (indirectes) des années 2010 lui donnent tort : les trous noirs sont bel et bien réels. Véritables superstars de la science moderne, ils fascinent bien au-delà des communautés académiques qui les étudient. Tour d’horizon d’un siècle de trous noirs, des premiers calculs de Schwarzschild aux récents travaux de Szeftel et Klainerman.
Des goinfres cosmiques
Historiquement, les trous noirs ont d’abord été des objets mathématiques, sous- produits inattendus de la théorie de la relativité générale. Cette dernière, publiée en 1915 par Albert Einstein, révolutionna notre conception de la gravitation et de l’espace qui nous entoure. Dans cette théorie, l’espace et le temps forment un continuum qui possède une géométrie propre. En particulier, l’espace-temps peut se courber sous l’action de la matière, a l’image d’un drap supportant un objet lourd. Pour décrire cette courbure, Einstein énonce une équation qui porte aujourd’hui son nom :
Quelques mois seulement après ces publications, le physicien allemand Karl Schwarzschild, alors mobilisé sur le front russe de la Grande guerre, découvre une solution particulière à ces équations. Appelée la métrique de Schwarzschild, elle décrit l’espace-temps au voisinage d’un corps à symétrie sphérique, comme une étoile ou une planète. Si la densité de ce corps dépasse un certain seuil, il s’agit d’un trou noir. La densité d’un tel objet est tout bonnement délirante : pour transformer la Terre en trou noir, il faudrait la faire rentrer dans une pistache ! Les trous noirs sont tellement denses que rien ne peut leur échapper : une fois passé leur frontière, l’horizon des évènements, tout objet restera à jamais emprisonné. Cela s’applique aussi à la lumière ! Ainsi, les trous noirs n’émettent aucune lumière, d’où leur nom.
Comment les observer ?
Problème : toutes nos observations astronomiques se fondent sur l’étude de la lumière venue du cosmos, récupérée par des télescopes ou par nos yeux. Pour observer des trous noirs, il faut donc ruser !
Une solution radicale consiste à ne plus s’intéresser aux ondes lumineuses et à détecter les ondes gravitationnelles. Autre prédiction spectaculaire de la relativité générale, ces vagues de l’espace-temps sont la trace de phénomènes cataclysmiques tels que la fusion de deux trous noirs. Elles se propagent à la vitesse de la lumière et nous pouvons détecter leur passage grâce aux interféromètres géants de la collaboration LIGO-VIRGO. Ces détecteurs d’envergure kilométrique ont permis en 2015 la première observation indirecte des trous noirs.
La première photographie d’un trou noir, quant à elle, date de 2019. Dans ce cas, ce n’est pas le trou noir que l’on observe mais le disque composé de matière incandescente prête à se faire dévorer orbitant autour de l’astre géant.
Naissance incertaine
Bien avant qu’une observation ne serait-ce qu’indirecte ne puisse être envisagée, les mathématiques constituaient le meilleur outil pour s’attaquer aux mystères entourant les trous noirs. En haut de la liste figurait la question de la formation des trous noirs. Quel mécanisme peut accoucher de tels monstres ?
Dans les années 1960, le physicien/mathématicien Roger Penrose travaille sur cette question et démontre son théorème de formation des singularités1. Ce dernier stipule que la singularité au centre des trous noirs, catastrophique du point de vue de la causalité, se forme nécessairement si l’espace-temps satisfait localement des conditions de courbure très forte. De telles conditions peuvent être réunies lors de l’effondrement gravitationnel d’une étoile en fin de vie, provoqué par l’épuisement de son carburant. Ces travaux valent à Penrose le prix Nobel de physique 2019, et permirent de comprendre que la mort d’une étoile peut déclencher la naissance d’un trou noir.
Une conjecture devenue théorème
Les progrès techniques de l’astronomie moderne nous permettent d’observer des astres toujours plus lointains, et ainsi sonder leur passé. On peut donc espérer observer la naissance, ou tout du moins la jeunesse, des trous noirs. Mais une autre question de taille échappe à nos télescopes : le futur des trous noirs. En particulier, sont-ils stables ?
En physique, on préfère les objets stables aux objets instables. Imaginez une boule placée au sommet d’une colline : si on la pousse légèrement, elle dévale la pente ! Le sommet de la colline est donc une position instable, qui ne résiste pas à de petites perturbations. A l’inverse, on peut se convaincre que le fond d’un trou est une position stable. Le télescope spatial James Webb illustre à merveille ces concepts : il a pour destination le point de Lagrange L2, position stable sous perturbation angulaire, mais instable sous perturbation radiale…
La question de la stabilité des trous noirs se formule alors ainsi : qu’arrive- t‑il à une solution de Schwarzschild représentant un trou noir si elle est légèrement perturbée ? Revient-elle à l’équilibre comme la boule au fond du trou ? Oui, selon deux longs articles récents23 par les mathématiciens Jérémie Szeftel et Sergiu Klainerman. Aboutissement de dix années de recherche, leur démonstration repose sur une compréhension fine de la géométrie des trous noirs, ainsi que sur le développement de nombreuses techniques d’analyse des équations aux dérivées partielles.
L’état final de notre univers
La résolution de la conjecture de stabilité des trous noirs par Szeftel et Klainerman est un exploit mathématique majeur, mais leurs travaux ne marquent pas la fin de l’histoire, bien au contraire. Leur objectif ultime porte le doux nom de conjecture de l’état final. En des termes simples, elle stipule que dans un futur extrêmement lointain, l’univers ne sera constitué que de trous noirs s’éloignant les uns des autres. Dans ce scénario, si deux trous noirs sont trop proches, ils fusionnent en libérant des ondes gravitationnelles.
Démontrer mathématiquement cette conjecture nécessite de résoudre de nombreuses questions intermédiaires, dont la conjecture de stabilité des trous noirs. En effet, si tout le contenu de notre univers converge à terme vers des trous noirs, il faut que les trous noirs eux-mêmes « convergent vers eux-mêmes », c’est-à-dire qu’ils soient stables ! Une autre « sous-conjecture » est celle de la censure cosmique, introduite par Penrose en 1969, qui prédit que les singularités telles que celles que l’on trouve au centre des trous noirs ne peuvent être « nues », c’est-à-dire exister sans un horizon des évènements autour d’elles qui protège l’univers de leur caractère paradoxal.
La conjecture de l’état final et la plupart de ses « sous-conjectures » sont encore hors de portée aujourd’hui. Elles occuperont sûrement les mathématiciennes et mathématiciens de la relativité générale pendant des dizaines, voire des centaines d’années. Malgré ses tentatives pour décrire la fin de l’univers, la recherche physico- mathématique est réellement sans fin.
Pour en savoir plus
Voyage au Coeur de l’Espace-Temps, Stéphane d’Ascoli et Arthur Touati (2021), First Editions