Quand on parle de services spatiaux commerciaux, de quoi parle-t-on ?
Stefaan De Mey. Aujourd’hui, l’espace, ou plutôt la LEO (Low Earth Orbit), l’orbite basse de la Terre, est à 90 % commercial et à 10 % institutionnel. La partie commerciale comprend tout ce qui concerne les télécommunications, la navigation, la diffusion, et, bien entendu, les applications. Certes, il y a aussi des institutions qui financent les infrastructures et les constellations de satellites. Par exemple, le département de la défense américain a financé le GPS et l’Union européenne le système de navigation Galileo et les satellites d’observation de la Terre (Copernicus). Mais ces infrastructures servent à des applications commerciales. Sur le plan économique, tout cela représente un volume important et constitue une extension de l’économie terrestre ; ce sont des applications qui sont commercialisées sur Terre.
Il s’agit maintenant d’intégrer la Lune et les vols habités à cette économie. C’est ce qui commence à se produire avec le tourisme spatial. Nous souhaitons également que la science et la recherche fassent partie de cette économie. L’espace offre un environnement propice à certains travaux scientifiques. La microgravité permet de produire dans l’espace des choses que l’on ne peut pas produire sur Terre, comme certains types de cristaux ou des matériaux spéciaux, des organes artificiels… Un exemple : l’antiviral Remdésivir a été testé dans un ICE Cube, une expérience scientifique contenue dans un cube d’une dizaine de centimètres envoyés à bord de la station spatiale internationale (ISS).
Les grandes infrastructures d’exploration sont-elles encore financées par les institutions et les agences ?
Cette situation est en train d’évoluer. Au cours des 20 dernières années, les gouvernements ont massivement investi dans l’ISS. Mais, aujourd’hui le secteur privé prend la relève. Aux États-Unis, des entreprises construisent déjà des modules qui se fixent à la station et qui serviront de bases à de futures stations privées. À plus petite échelle, c’est ce que propose l’Agence spatiale européenne avec des partenariats public-privé dans lesquels le partenaire privé fournit un service « tout-en-un », comprenant le transport vers la station spatiale, l’installation des modules (qui sont standardisés) et les ressources de base telles qu’une liaison haut débit pour la transmission de données, l’’alimentation électrique ou encore la récupération d’échantillons. Ce partenariat démocratise l’accès à l’ISS, optimise l’exploitation de la station et accélère les recherches.
L’Europe dispose d’une infrastructure de base pour réaliser des expériences scientifiques dans l’espace, mais elle n’est pas exploitée à 100 %. C’est l’occasion pour un partenaire privé de créer un service commercial en proposant cette infrastructure aux clients lorsqu’elle n’est pas utilisée par l’agence. Les partenaires industriels peuvent également construire de nouvelles infrastructures. Bartolomeo est un exemple d’un service « intégré » que nous avons développé en partenariat avec Airbus Defence and Space ; le développement et l’exploitation sont entièrement réalisés et financés par l’industrie et l’ESA qui a mis à disposition des ressources (le transportation, l’échange de données entre la Terre et l’espace, espace sur le module Columbus, etc.). Cette plateforme est arrimée à l’extérieur de l’ISS au module et laboratoire européen Colombus. Elle permet aux entreprises et aux centres de recherche de mener des expériences et travailler dans l’espace sous forme de modules de charge utile, que ce soit pour développer de nouveaux matériaux, tester des technologies ou d’observer la Terre ou l’espace. De plus, les clients n’ont pas besoin de s’adresser à l’ESA, mais peuvent s’adresser directement à Airbus qui commercialise le service de bout en bout.
Qu’attend l’ESA de ce genre de services commerciaux ?
Nous visons trois objectifs. D’abord, nous voulons que la communauté scientifique mène ses travaux sur nos plateformes de microgravité pour faciliter les recherches terrestres et ouvrir cet outil à de nouvelles communautés comme la R&D industrielle. Ensuite, en tant qu’agence, nous devons continuer à apprendre pour préparer nos plateformes aux futures explorations vers la Lune, puis sur Mars. Il est important de mentionner que, dans un contexte commercial, l’agence devient l’un des nombreux clients, les autres utilisateurs (scientifiques et industriels) se procurant directement les services dont ils ont besoin. Enfin, nous voulons éviter une situation où seules des entreprises américaines sont présentes en orbite basse et que nos entreprises et nos chercheurs doivent passer par elles. C’est un nouveau marché sur lequel nous voulons être présent : nous voulons nous appuyer sur notre expérience de l’ISS et prendre des parts de ce nouveau marché.
Aujourd’hui, le client achète un service clé en main, de bout en bout. La NASA, par exemple, achète à SpaceX le transport de n tonnes ou de quatre astronautes vers la station. Les États-Unis dominent actuellement le marché du transport avec des lanceurs réutilisables. L’Europe doit réfléchir aux prochaines phases et se préparer à l’ère « post-Ariane ». Nous avons développé le véhicule de transfert automatisé (Automated Transfer Vehicle) lancé par Ariane 5, qui a ravitaillé l’ISS à cinq reprises et qui a été l’une de nos contributions au partenariat, nous permettant un accès à la station. Pour nous repositionner sur le marché du spatial actuel, nous devons innover et développer de nouveaux services.
Quels services l’ESA propose-t-elle ou envisage-t-elle de proposer ?
Nous proposons actuellement trois services commerciaux en orbite terrestre basse et nous en préparons d’autres pour ce que nous appelons « la future économie lunaire ». Outre Bartolomeo, Space Applications Services SA commercialisent les ICE Cubes (International Commercial Experiments). Ces cubes, d’une taille standard de 10 cm de côté, contiennent diverses expériences scientifiques, technologiques ou artistiques. Les chercheurs disposent d’une connexion Internet pour suivre et piloter leurs expériences en temps réel. L’ESA assure le transport des cubes, leur installation et leur retour sur Terre au bout de quatre mois. Le Bioreactor Express est lui aussi un service clé en main pour des expériences menées pendant un an dans le conteneur-laboratoire Kubik de la société Kayser Italia. En ce qui concerne l’ère « post ISS », nous examinons les possibilités pour l’industrie de construire et de commercialiser une plateforme complète en LEO offrant des fonctions scientifiques et d’habitation en tant que service. Par ailleurs, l’ESA développe plusieurs projets dans le cadre des programmes d’exploration de la Lune comme, par exemple, avec le constructeur allemand de satellites OHB, qui fournit un service de transport vers la surface lunaire.
Du côté des télécommunications, nous augmentons actuellement la capacité de la station terrestre de Goonhilly, au Royaume-Uni, afin de proposer des services commerciaux de communication dans l’espace lointain, sur la Lune et au-delà. En complément de cette station terrestre, nous préparons une constellation de quatre satellites en orbite lunaire. Ces services de communication de soutien aux missions lunaires, ou CLMSS (Commercial Lunar Mission Support Services) serviront aux futures missions d’exploration pour naviguer autour de la Lune.
Des marchés en plein boom
A l’occasion de l’atterrissage du rover Perseverance sur Mars en février 2021, Morgan Stanley a publié une étude sur le secteur spatial et les promesses de ce qu’il est convenu d’appeler le New Space. Selon la banque américaine, le poids économique du secteur devrait passer de 350 milliards de dollars en 2016 à 1 billion de dollars (1000 milliards de dollars) en 2040. Soit une croissance de 185 % ! Cette croissance est due en grande partie à l’émergence des constellations de satellites dédiés à l’accès à Internet, quasi inexistantes en 2016 et qui représenteront près de 40 % du secteur en 2040. Les autres marchés en développement sont les missions d’exploration de l’espace lointain, vers la Lune puis vers Mars ; l’observation de la Terre et l’étude du changement climatique ; le suivi et le « nettoyage » des débris dont le nombre croissant constitue une menace pour l’ensemble des objets spatiaux, principalement en orbite basse ; et le tourisme spatial, qui fait ses premiers pas. Les missions d’exploration sont encore principalement financées par les États et les agences spatiales. Les autres marchés, en revanche, tirent leurs revenus de la vente de services commerciaux aux agences gouvernementales (militaires, de défense, scientifiques), aux entreprises et aux particuliers : vente de bande passante, de télécoms, de télévision et bientôt de voyages.