L’espace a le vent en poupe… si nous en croyons l’intérêt des médias et du public pour Thomas Pesquet et les « barons de l’espace » que sont devenus Elon Musk, Jeff Bezos ou Richard Branson. Ce succès médiatique est l’occasion de se demander quelles doivent être les règles éthiques de l’exploration spatiale. Les acteurs du secteur, même s’ils ne se les posaient pas d’eux-mêmes, ne pourraient pas les ignorer car elles sont d’ores et déjà présentes au sein de nos sociétés.
Préserver les corps célestes
Nous sommes de plus en plus soucieux pour l’avenir de notre planète. Est-il donc raisonnable d’engager des moyens techniques, scientifiques et économiques dans l’exploration de l’espace extra-atmosphérique, extra-terrestre ? Plutôt que de rêver de mondes lointains, de les imaginer comme refuges pour notre espèce et de risquer ainsi d’oublier notre Terre, ne devrions-nous pas nous concentrer sur cette dernière ?
Simultanément, nous pouvons nous interroger sur la manière dont nous menons nos missions d’exploration et sur leurs effets. En s’appuyant sur soixante années d’expérience, depuis le lancement de Spoutnik, le COSPAR, le Comité pour la recherche spatiale créé en 1958, a élaboré des règles et des procédures afin de préserver les sites où nous posons nos sondes, nos astromobiles. L’objectif principal est d’éviter de contaminer avec des organismes terrestres les sites où nous recherchons des traces de vie extraterrestre, mais plus généralement de réduire a minima la pollution et la détérioration de ces milieux encore méconnus.
Les mesures prises ne consistent pas seulement à des opérations très poussées de stérilisation ; elles conduisent aussi à choisir des manœuvres d’évitement pour les vaisseaux arrivant à destination afin de préserver autant que possible l’intégrité des sites les plus intéressants et même les corps célestes. De même, nous devons veiller à ne pas mettre en danger la vie sur Terre lorsque nous ramenons des échantillons d’une autre planète. Cette préoccupation, qui date de l’époque des missions Apollo vers la Lune, sera d’une grande actualité lorsque nous rapporterons des échantillons martiens, dans quelques années ; il a bien entendu pris une dimension plus menaçante avec l’épisode pandémique actuel.
Les mesures instaurées par le COSPAR en matière de protection planétaire ne cessent d’évoluer en fonction de l’acquisition de nouvelles connaissances, tant sur les planètes explorées que sur la Terre. Plus compliquée, car dépassant le cadre de ces mesures de protection très concrètes : quel droit avons-nous à explorer l’univers, à y transporter ou simplement à y transmettre des éléments de notre nature et des produits de notre culture ? Aucune règle, aucune loi n’existe à ce propos… et nous ne sommes sans doute pas encore prêts à en faire le sujet d’un débat public !
Une autre interrogation importante : celle de l’articulation souhaitable entre la phase d’exploration et celle d’exploitation. L’histoire de notre espèce ne manque pas d’exemples où la première a été interrompue ou bâclée par l’empressement à démarrer la seconde. Même s’ils peuvent être qualifiés de pharaonique ou d’utopique, les futurs projets, New Space et autres, de colonisation de Mars n’en sont pas moins inquiétants, car ils paraissent écarter, voire ignorer, les recherches scientifiques qu’il reste encore à réaliser sur la planète rouge.
Pour une éthique de l’exploration spatiale
Ces interrogations relèvent d’une éthique de l’espace, à l’instar des démarches analogues menées dans tous les champs de l’activité humaine, en particulier ceux qui concernent la personne humaine et ses environnements. Cette éthique concerne avant tout les acteurs, qu’ils soient historiques (les États, les agences spatiales, les organismes de recherche) ou émergents. Certes, rares parmi ces organisations et ces structures sont celles à avoir instauré de véritables procédures éthiques : le CNES, l’agence spatiale française, est la seule à compter dans ses rangs un expert éthique ; l’UNESCO a fini par dissoudre le groupe qui s’intéressait aux activités spatiales au sein de la COMEST (la Commission mondiale d’éthique des connaissances scientifiques et des technologies). Mais les universitaires qui commencent à s’intéresser à l’éthique de l’espace en trouvent des racines dans l’élaboration du droit spatial, dès le milieu du 20e siècle et avant même le lancement du premier Spoutnik ; elle inspire et s’inspire des principes de libre accès à l’espace, de non-appropriation et de coopération ; elle s’appuie sur le Traité de l’espace (1967) ou encore l’Accord sur la Lune (1979), élaborés par les Nations unies.
C’est au regard de ce corpus juridique que doivent être traités les enjeux actuels que sont la gestion des débris autour de la Terre et l’éventuelle appropriation des ressources spatiales par des entreprises privées. Car, formellement, l’espace n’est pas à vendre : il est considéré par la loi comme un bien ou un patrimoine commun, au même titre que la mer et l’Antarctique. Mais qui sera le gendarme (efficace) de l’espace, le garant de l’application du droit spatial ? La problématique est la même en ce qui concerne les débris autour de la Terre : l’absence de réglementation contraignante et de contrôle font reposer la responsabilité et la gestion sur les seuls acteurs et leur bonne volonté. Est-ce suffisant ?
L’espace a toujours été un écran sur lequel nous avons projeté nos rêves, nos espoirs, nos craintes ; jusqu’à l’identifier au lieu de séjour de nos dieux ou à un paradis promis. Et nous continuons à le faire, par exemple lorsque nous rêvons d’une « planète B » de secours. Mais l’espace, depuis soixante ans, est aussi devenu un miroir de notre humanité, de ses activités, de ses réussites et de ses échecs. Nous y développons des coopérations très avancées, comme celle qui a permis la construction et la gestion de la station spatiale internationale ; nous y menons aussi des compétitions où le caractère technique ne dissimule pas les enjeux de souveraineté nationale, de domination économique. Pourquoi nous en étonner ? L’espace est avant tout une entreprise humaine, tellement humaine.
Explorer, ou le défi d’être humain
Nous ne devons pas espérer trouver dans l’espace des solutions à nos problèmes terrestres et humains : « Aide-toi, le ciel t’aidera », nous répète la sagesse populaire, non sans raison. Prétendre nous passer de l’espace serait désormais stupide, tant notre humanité, en quelques décennies, a non seulement développé une dépendance, presque inquiétante, à son égard, mais a aussi été façonnée par sa découverte et le début de son exploitation. De même, prétendre clore son exploration renierait l’essence même de notre nature, de notre condition humaine, qui repose, en partie, sur la curiosité, la soif de connaître, l’imagination. Mais, nous devons aussi être raisonnables dans nos choix, en fonction de nos moyens, de nos besoins, tant individuels que collectifs. L’espace nous a enfin apporté de bouleversantes images de la singularité de notre espèce. « Regardez encore ce petit point. C’est ici. C’est notre foyer. C’est nous », écrivait Carl Sagan en contemplant une image de notre planète prise depuis l’espace lointain. Ce constat a aujourd’hui tout d’un défi.