Quelles destinations peut-on envisager pour des missions d’exploration spatiale ?
Francis Rocard. Si l’on considère les missions habitées ou d’exploitation de ressources, les destinations possibles sont la Lune, Vénus, Mars ou les astéroïdes. Aujourd’hui, les projets d’exploration concernent surtout Mars. Cela mérite quelques explications. Avec les missions Apollo, les Américains sont allés sur la Lune. Kennedy a gagné son pari d’y arriver avant la fin de la décennie et avant les Russes en 1969. A l’époque, on imaginait qu’il existerait un nouvel eldorado du spatial après les télécoms, avec la microgravité pour produire des matériaux ou des médicaments et qu’il attirerait des investissements privés. Cinquante ans plus tard, force est de constater que c’était un leurre. Il n’y a pas eu les investissements privés escomptés, et le spatial a été financé par les seuls fonds publics. Les États-Unis se sont alors concentrés sur l’orbite terrestre basse en développant, en collaboration avec d’autres pays, la station spatiale internationale, l’ISS. Mais celle-ci devient fragile, nécessite beaucoup de maintenance et devrait être arrêtée d’ici à 2028 ou 2030. Pour maintenir leur leadership dans le domaine spatial, les États-Unis ont besoin de passer à autre chose. Ce sera Mars !
Pourquoi Mars ?
Ce n’est ni pour des raisons scientifiques ni pour trouver des traces de vie – c’est ce que fait le rover Perseverance et les échantillons seront renvoyés sur Terre dans plusieurs années pour analyses. D’ailleurs, quand Kennedy a lancé le projet d’aller sur la Lune, la question du retour scientifique ne se posait absolument pas ! Ce n’est pas non plus pour exploiter des ressources, car il n’y a pas de recettes financières à attendre. Les seules ressources intéressantes sur Mars sont celles qui seront utilisées pour la mission.
Aux journalistes qui lui demandaient pourquoi il voulait gravir l’Everest, l’alpiniste George Mallory a répondu : « parce qu’il est là ! ». C’est un peu la même chose pour Mars. Après la Lune et l’orbite basse terrestre, c’est l’objectif le plus inspirant. De plus, il y a un vrai consensus entre la Maison Blanche, le Congrès et la NASA sur cet objectif commun de poursuivre les vols habités et de maintenir l’avance américaine dans ce domaine.
En 2010, le président Barack Obama a annulé le programme Constellation, qui devait envoyer des astronautes sur la Lune pour des missions de longue durée, mais il n’a pas annulé la vision à long terme d’envoyer des astronautes sur Mars. On dit qu’un leader ne se compare pas aux autres, qu’il doit prendre des risques et aller de l’avant. C’est ce que font les États-Unis, Mars est la nouvelle frontière américaine !
Le projet est bien trop lourd et trop cher pour tout faire en parallèle, comme cela a été fait pour la Lune, où tout a été mené de front.
Comment va-t-on aller sur Mars ?
Par étapes ! Le projet est bien trop lourd et trop cher pour tout faire en parallèle, comme cela a été fait pour la Lune, où tout a été mené de front : le lanceur, le module lunaire, la capsule Apollo, le rover… Ce schéma est absolument impossible pour Mars. Il faudrait multiplier le budget annuel de la NASA, qui est actuellement d’environ 22 milliards de dollars, par quatre pour y parvenir, sans compter les budgets du ministère de la Défense, des autres agences… Donc, il faut procéder en séquentiel afin d’allonger la durée, d’étaler les dépenses dans le temps et de développer les technologies, les outils, les véhicules, qui, mis bout à bout permettront d’atteindre Mars, qui est une destination particulièrement complexe.
Des étapes stratégiques et géographiques ont été définies pour passer de l’orbite terrestre basse à la surface de Mars. Le choix a été fait de partir de l’orbite lunaire, où sera construite la plate-forme orbitale lunaire Gateway (Lunar Orbital Platform Gateway ou LOP‑G), une sorte de petite ISS. L’élément de propulsion (le Power Propulsion Element, PPE), un remorqueur spatial, transférera les modules d’habitation de l’orbite terrestre à l’orbite lunaire où ils seront assemblés. Ce remorqueur est un précurseur de celui qui sera utilisé pour acheminer plus tard les modules vers Mars.
La principale innovation de ce schéma réside dans l’autonomie requise pour cette station qu’il faudra faire vivre à 380 000 km de la Terre. La LOP‑G permettra de voir comment satisfaire les besoins en ressources, notamment en eau, qu’il faudrait extraire des cratères froids du pôle Sud, et d’étudier la possibilité de fabriquer des ergols. Il y a de nombreux problèmes à résoudre pour la production d’oxygène ou d’hydrogène, surtout pour l’hydrogène liquide, qu’il faudrait stocker dans de grands réservoirs pour pouvoir faire le plein quand c’est nécessaire. La LOP‑G sera comme une station-service où l’on vient faire le plein d’eau ou de carburant avant de partir vers Mars. De même, pour savoir s’il est possible de produire du méthane, il faut aller sur place dans ces cratères froids de la Lune pour voir s’il y a du carbone, pour le quantifier, pour savoir avec quelles technologies et dans quelles conditions il peut être extrait, car dans ces cratères, la température descend à ‑200° ! Le démonstrateur Moxie embarqué sur le rover Perseverance a réussi à produire quelques grammes d’oxygène à partir du CO2 de l’atmosphère martienne, mais pour aller sur Mars, y vivre et en revenir, il faudra produire des tonnes d’oxygène et de méthane.
La Lune est donc le site de préparation, de répétition pour Mars ?
Cette étape de la LOP‑G permettra de faire des PoC, des Proof of concept, sans lesquels on ne saura jamais s’il est possible d’aller sur Mars. Cela dit, elle ne doit être qu’une étape et il faudra éviter de rester bloqué sur la Lune. On aura installé des bases, envoyé des astronautes, et le risque est que la phase lunaire dure plus longtemps que prévu, d’autant plus que les Chinois y seront aussi et que les Américains voudront occuper le terrain. Prévue pour durer une dizaine d’années, cette phase pourrait durer jusqu’à deux, voire trois, décennies en réalité. Mais pendant tout ce temps, elle consommera une grosse partie du budget de la NASA. Il faut garder à l’esprit que chaque lancement de fusée du Space Launch System coûte environ 1 milliard de dollars. La question est donc : à quel moment se fera la bascule vers Mars ?
Pour en savoir plus
F. Rocard (2020), « Dernières nouvelles de Mars, la mission du siècle », ed. Flammarion