Nouveaux marchés, nouveaux acteurs, nouveaux métiers : le secteur des satellites connaît en ce moment un développement exponentiel. S’il reste un enjeu central pour les États, le marché s’ouvre progressivement aux acteurs privés – qu’ils soient de grands groupes ou des start-ups innovantes. Murielle Lafaye est à la tête du pôle Intelligence économique du Centre National d’Études Spatiales (CNES). Sa mission est de repérer, en menant une veille autour des questions d’économie spatiale, les grandes dynamiques d’évolution de ce marché hautement concurrentiel.
Quelle est aujourd’hui la transformation principale du marché des satellites ?
Murielle Lafaye. Le bouleversement majeur, c’est que nous sommes passés depuis environ 5 ans d’un marché des satellites centré sur des besoins institutionnels et de défense à un modèle plus classique d’économie tertiarisée, basée sur les services. En 2015, et sous l’impulsion du gouvernement américain, les puissances publiques ont abandonné leur modèle d’acquisition « patrimoniale » des satellites pour privilégier l’achat ponctuel de services à des entreprises privées. C’est un véritable changement de paradigme !
Ces achats de services par la puissance publique sont d’ailleurs ce qui permet à de nouveaux acteurs de prospérer, alors qu’ils ne sont pas toujours rentables. Planet (anciennement Planet Labs) et d’autres nouveaux acteurs de l’observation de la Terre reçoivent ainsi des commandes de la National Geospatial-Intelligence Agency, qui dépend du département de la Défense états-unien.
Mais depuis peu, le secteur privé s’intéresse aussi à ces nouvelles entreprises du spatial. Même si leurs investissements sont inférieurs à ceux des organismes publics (en 2019, 95% des investissements étaient publics contre 5% privés), ils sont en augmentation chaque année, et certains clients-investisseurs commencent à entrer dans les conseils d’administration. The Climate Corporation, une filiale de Monsanto-Bayer, est par exemple entrée au board de Planet. L’intérêt pour eux est d’influencer les objectifs des missions spatiales pour produire les informations les plus adaptées à leurs affaires ; peut-être influenceront-ils même la production de satellites à plus long terme. Globalement, la diversité et l’ampleur de ces financements est ce qui permet à ces nouvelles entreprises de challenger les acteurs historiques : Planet est maintenant en troisième position sur le marché de la vente d’imagerie spatiale, juste derrière Maxar et Airbus.
En quoi ces nouveaux opérateurs bouleversent-ils l’économie spatiale ?
Jusqu’ici, en télécommunications spatiales, on se limitait surtout à mettre les satellites en orbite géostationnaire. Ils étaient alors produits à l’unité, et coûtaient plusieurs centaines de millions de dollars. Aujourd’hui, SpaceX (avec Starlink), Amazon (avec Kuiper), ou encore le canadien Telesat, veulent créer des méga-constellations de plusieurs dizaines de milliers de satellites : c’était inconcevable il y a seulement quelques années.
Mais les innovations des firmes qui investissent le marché ne sont pas uniquement quantitatives. On peut aujourd’hui fabriquer des satellites capables de générer des images de la surface de la Terre de moyenne résolution (5 à 10 mètres) pour quelques millions de dollars. De plus en plus d’opérateurs vont même jusqu’à proposer des observations de résolution métrique : une telle précision était jusqu’ici l’apanage d’appareils beaucoup plus coûteux, contrôlés par les gouvernements et leurs services de renseignements.
Beaucoup d’entreprises, comme le chinois Jilin ou le nord-américain Planet, se sont ainsi spécialisées dans l’observation de la Terre, que ce soit pour la détection et la gestion des catastrophes naturelles, le suivi de la production agricole, ou encore l’observation des infrastructures gazières et pétrolières. Dans le cas de Planet, l’essor des investissements privés a permis à la firme de réaliser rapidement de grandes opérations de fusion-acquisition. Elle a ainsi racheté deux entreprises utilisant des satellites pour fournir des images des milieux naturels et urbains en haute résolution : l’opérateur historique Blackbridge et ses satellites RapidEye en 2015, et les satellites Terra Bella, dans le cadre d’un accord avec Google, en 2017.
Comment expliquez-vous la croissance exponentielle du nombre de satellites produits ?
Par le besoin fort de connectivité, et la nécessité de gérer les immenses flux d’informations qui transitent. Les infrastructures terrestres ne suffisent plus, alors il faut aller chercher une solution complémentaire dans l’espace. Les nouvelles activités pour l’espace dans l’espace vont elles aussi avoir besoin de connectivité et de moyens de communication performants.
L’augmentation de la production a été permise par la standardisation des satellites, l’optimisation des chaînes de production (notamment grâce à la robotisation), et la miniaturisation de l’électronique. Tout cela s’est traduit par une baisse des coûts significative, et explique le foisonnement des initiatives. Historiquement, les satellites étaient fabriqués au compte-goutte et pour une mission particulière, alors que maintenant, ils sont produits en série.
La problématique principale est donc devenue celle des lanceurs : leur nombre est aujourd’hui insuffisant pour faire face à l’abondante production de satellites. Le coût du lancement ayant été réduit, l’accès à l’espace se démocratise et la demande augmente. On constate ainsi un véritable engorgement des capacités de lancement. Partout dans le monde, cette question occupe les ingénieurs : on compte en ce moment au moins 150 projets de micro-lanceurs. Même si tous ne se réaliseront pas, cela montre bien le dynamisme du secteur, dans lequel beaucoup de nouveaux métiers sont créés pour organiser la production, les tests, le transport, et l’intégration de ces satellites sur le système de lancement. On constate aussi la croissance des métiers d’opérateur de constellation de satellites, et de broker [courtier], qui achète les places disponibles sur les lanceurs pour les revendre au détail, en prenant une commission au passage.
Cette montée en puissance du secteur privé se traduit-elle par un recul des États ?
Non ! S’ils s’appuient de plus en plus sur le secteur privé, les États ne se désengagent pas pour autant de la question spatiale, qui reste un enjeu de souveraineté. La ministre des Armées françaises, Florence Parly, a ainsi rappelé dans son discours de janvier 2020 que « nos satellites et leur sauvegarde constituent un impératif stratégique ». Pour faire face aux risques en orbite (prolifération, débris, espionnage…) et protéger leurs satellites, le Commandement de l’Espace français et l’OTAN ont ainsi décidé de créer à Toulouse le Centre spatial d’excellence, qui sera opérationnel en 2023.
De nombreux États, autrefois clients d’acteurs historiques européens ou états-uniens, cherchent aujourd’hui à reprendre la main sur le secteur en encourageant l’émergence de firmes nationales. C’est particulièrement visible en Chine : le pays essaie de faire jeu égal avec les États-Unis et produira sûrement des équivalents nationaux à Starlink et Kuiper ; mais c’est aussi le cas en Inde. Le 15 février 2021, le gouvernement indien a ainsi annoncé sa volonté de faire émerger lui aussi de nouvelles entreprises nationales de type Newspace pour répondre à des enjeux d’observation terrestre, de communication et/ou de connectivité.
Les États continuent d’ailleurs également à jouer leur rôle de régulateurs : la France s’est par exemple dotée d’une loi sur les opérations spatiales (LOS) contraignant les opérateurs à équiper leurs satellites de propulseurs pour permettre de les désorbiter en fin de vie, et d’éviter la pollution. L’espace n’est donc pas en train de se privatiser totalement, il se démocratise !
Propos recueillis par Juliette Parmentier