La propulsion vélique est-elle un levier sérieux de décarbonation du fret maritime ?
Depuis 2011, nous observons une émergence des projets de propulsion vélique dédiés à la marine marchande. Et la conjoncture actuelle — notamment le coût très élevé de l’énergie — est de plus en plus favorable au secteur. Le vent est une source d’énergie décorrélée des problèmes de spéculation, de sécurité et d’infrastructures. De plus, l’Organisation maritime internationale et la Commission européenne exigent des efforts de décarbonation de plus en plus importants des armateurs, et le fret maritime devrait être intégré dans le système d’échange de quotas d’émission de l’UE d’ici 2023.
L’énorme atout de la propulsion vélique est sa disponibilité : c’est une solution idéale à court terme, et complémentaire aux carburants alternatifs à plus long terme. 15 navires dans le monde utilisent déjà des systèmes à propulsion vélique. Certaines technologies sont matures, comme les rotors Flettner, et d’autres seront très prochainement testées. Par exemple, la start-up nantaise Airseas teste son kite depuis décembre 2021 sur un navire affrété par Airbus entre la France et les États-Unis. Zéphyr & Borée prévoit de mettre à l’eau cette année son cargo à voile Canopée, qui transportera le futur lanceur Ariane 6 depuis la métropole jusqu’en Guyane.
Vous évoquez plusieurs technologies : concrètement, en quoi consiste la propulsion vélique ?
Il y a un véritable foisonnement d’innovations et de solutions techniques. La solution la plus mature est le rotor Flettner, découverte en 1924. Depuis 2010, la firme Enercon a démontré que cette technologie est compatible avec les contraintes du fret maritime. Les rotors nécessitent une mise en rotation à l’aide d’une autre source d’énergie, un moteur ou un énorme ventilateur dans le cas des profils aspirés. Actuellement, des groupes électrogènes fonctionnant au fioul sont utilisés à bord pour produire cette énergie, et on pourrait imaginer à l’avenir des carburants alternatifs.
Il existe également d’autres technologies de propulsion vélique fonctionnant uniquement avec l’énergie du vent. Les ailes classiques souples en tissu, comme sur les vieux gréements tels que le trois-mâts Belem, vieillissent rapidement et ne sont pas très performantes. Aujourd’hui les armateurs se tournent plutôt vers des panneaux rigides, en matériau composite, ou encore vers les profils épais qui ressemblent à une aile d’avion.
Tous ces systèmes sont situés sur le pont du navire, et nécessitent donc d’y dédier de l’espace. L’une des dernières solutions explorées est le kite : l’aile est cette fois aérienne. C’est assez novateur et cette technologie est en cours de développement.
Tous les navires peuvent-ils être équipés, et notamment atteindre une propulsion 100 % éolienne ?
Il est possible d’équiper dès aujourd’hui les navires existants, on parle de rétrofit. Une étude 1 estime que 40 à 45 % de la flotte mondiale (37 000 à 40 000 navires) pourraient en bénéficier d’ici 2050, en raison du moindre coût de cette propulsion et de sa large disponibilité. Le vent sera pour la majorité des cas une énergie auxiliaire, diminuant en partie le recours au moteur thermique de ces navires.
De nouveaux navires sont à construire pour atteindre une propulsion presque entièrement vélique (ils embarqueront toujours un moteur pour sécuriser l’approche portuaire). Cette performance ne peut être atteinte que pour des navires conçus pour cet usage, et non en rétrofit : leur coque doit intégrer des systèmes antidérive liés à l’usage de voiles, et le positionnement des mâts doit respecter l’équilibre des masses et l’accès aux espaces à cargaisons par les services portuaires. Le cargo à voile Neoline, en cours de développement, sera équipé de quatre mâts assurant 90 % du besoin énergétique de sa propulsion.
Plus le navire est lourd, plus la puissance nécessaire pour le déplacer est importante. La propulsion vélique a du sens sur les navires de taille intermédiaire — jusqu’à 200 mètres de long — à une vitesse d’environ 15 nœuds. À titre de comparaison, un porte-conteneurs peut mesurer jusqu’à 400 mètres et naviguer à 20 nœuds.
Déployer la propulsion vélique à grande échelle demandera donc une réorganisation du commerce maritime ?
Oui, le concept de massification à l’aide de porte-conteneurs et hubs logistiques est dépassé. La propulsion vélique adresse de nouveaux segments, comme le transport longue distance de marchandises sur des navires de taille intermédiaire. Ils peuvent faire escale dans plus de ports, notamment secondaires : cela permet d’acheminer la marchandise au plus proche du consommateur et de réduire le pré- et post-acheminement, généralement effectué par transport routier. La vitesse est également réduite : le cargo Neoline naviguera à une vitesse moyenne de 11 nœuds. Cela n’empêche pas des chargeurs comme Manitou et Beneteau de manifester leur intérêt. C’est une chaîne logistique vertueuse, et les consommateurs doivent en être acteurs en acceptant des délais d’acheminement plus longs pour éviter un effet rebond.
Un autre changement concerne le mode de navigation. La propulsion vélique a besoin de vent… il faudra parfois modifier les routes maritimes pour en tirer parti. Les équipages peuvent pour cela s’appuyer sur le routage maritime — prenant en compte les conditions météorologiques — indispensable aux solutions véliques. Mais les armateurs ne sont pas habitués à ce type de navigation, et il existe un frein psychologique. Il faut enfin noter que la propulsion vélique est plus favorable sur les routes transatlantiques nord, et moins à la navigation entre l’Europe et l’Asie.
Quel est son potentiel de décarbonation ?
Nous ne le connaissons pas précisément. Une étude 2 montre que 3 700 à 10 700 navires pourraient être équipés de systèmes de propulsion vélique d’ici 2030. Le rejet de 3,5 à 7,5 millions de tonnes de CO2 pourrait ainsi être évité en 2030. Nous pouvons également nous appuyer sur l’estimation du potentiel de rétrofit des navires existants produite pour le gouvernement du Royaume-Uni (37 000 à 40 000 navires) 3 : si la propulsion vélique permet d’économiser 10 % de carburant, on obtient une réduction globale de la consommation de l’ordre de 3 %.
Mais l’incertitude majeure concerne le gain énergétique réel des systèmes. Il n’existe aucun standard pour mesurer les performances, seuls les fabricants fournissent une estimation du gain apporté par leur solution. Sur cette base, on estime ainsi que le gain d’énergie associé aux rotors Flettner est d’environ 8 %, jusqu’à 20 % pour le kite ou encore jusqu’à 30 % pour les profils épais. Mais ce sont des mesures théoriques : nous manquons aujourd’hui de mesures en navigation ainsi que d’un standard, comme une norme ISO. C’est un enjeu important, qui permettrait aux armateurs d’évaluer précisément le retour sur investissement de ces solutions de décarbonation.