Entre 2012 et 2018, l’Organisation maritime internationale1 constate une évolution significative du mix énergétique des transporteurs au profit du gaz naturel liquéfié (GNL) et du méthanol. Qu’en pensez-vous ?
Aujourd’hui le mix énergétique du secteur reste basé à 99 % sur les énergies fossiles. Il est difficile de mesurer une tendance concernant les émissions de gaz à effet de serre (GES) en raison des perturbations liées à la crise du Covid-19.
Une transition vers le GNL est effectivement observée, nous estimons qu’en 2020 il représente 6 % du carburant utilisé pour le transport maritime européen, et que cette part pourrait grimper à près de 25 % d’ici 2030. Cette transition est négative. D’une part, c’est un carburant fossile. Et d’autre part, 80 % du GNL est consommé aujourd’hui par des navires dont les moteurs laissent échapper environ 3 % de méthane — un puissant GES — dans l’atmosphère. Le bilan carbone est donc plus élevé sur le cycle de vie que les carburants conventionnels 2.
Certains grands armateurs, comme Maersk, s’orientent vers le méthanol. La majorité du méthanol est aujourd’hui produite à partir de ressources fossiles. Il est pourtant possible de le synthétiser à partir d’hydrogène renouvelable… Il est nécessaire d’imposer des contraintes réglementaires sur l’origine des carburants. C’est un sujet en cours de discussion au niveau européen, par les États membres et le Parlement européen.
L’origine renouvelable d’un carburant le rend-il toujours vertueux ?
Il faut prêter attention à ce critère, mais aussi aux conflits d’usage. Par exemple, concernant les biocarburants, leur production ne doit pas rentrer en compétition avec la production alimentaire ni conduire à des changements d’usage des sols. Seuls les biocarburants produits à partir de déchets sont vertueux.
La disponibilité de la ressource est une autre considération très importante. Beaucoup de secteurs, notamment l’aviation, auront besoin de biocarburants de 2ème et 3ème génération pour réussir leur décarbonation. Nous avons estimé que la transformation de l’ensemble des résidus agricoles ne couvrirait qu’un peu plus de 10 % des besoins de l’aviation en 2050. Nous ne pensons pas que l’utilisation des biocarburants soit pertinente pour le secteur du transport maritime.
Quel est le carburant idéal pour décarboner le transport maritime ?
Deux tiers des émissions de GES actuelles pourraient être évitées grâce à un mix énergétique renouvelable3. Il faut également considérer la disponibilité pour un déploiement à large échelle. Pour les petits navires fluviaux, la propulsion électrique est intéressante et déjà utilisée. La capacité des batteries ne permet cependant pas d’alimenter de gros navires aujourd’hui. Pour eux, les carburants à base d’hydrogène d’origine renouvelable sont les plus adaptés.
Pour les petites à moyennes distances, l’hydrogène peut être directement utilisé dans une pile à combustible ou un moteur à combustion. Pour les longues distances, la place nécessaire au stockage de grandes quantités d’hydrogène est une limite. Les électro-carburants (voir encadré) sont la meilleure alternative. Je pense par exemple au e‑méthanol ou au e‑ammoniac, produits à partir d’hydrogène d’origine renouvelable. Le potentiel de réduction des émissions de GES à l’aide de ces solutions est estimé supérieur à 70 %, voire 100 % dans le cas de l’e‑ammoniac.
Les électro-carburants
Les e‑carburants désignent l’ensemble des carburants à base d’hydrogène, généralement sous forme liquide pour les usages maritimes. Outre l’hydrogène lui-même, les e‑carburants comprennent l’e‑ammoniac, fabriqué à partir d’hydrogène et d’azote. Les carburants synthétiques, comme le e‑méthanol, le e‑méthane et l’e‑diesel, sont eux fabriqués à l’aide de dihydrogène (H2) et de dioxyde de carbone (CO2). L’hydrogène peut lui être produit par électrolyse de l’eau, puis combiné au CO2 dans un réacteur thermocatalytique pour produire le carburant. Le CO2 peut être capté dans l’atmosphère, ou d’origine biologique par les déchets agricoles et ménagers. Leur empreinte carbone peut être beaucoup moins intéressante si le carbone et l’hydrogène sont d’origine fossile : le bilan carbone sur l’ensemble du cycle de vie devient alors supérieur aux carburants conventionnels.
La principale limite actuellement est leur prix. Tous les carburants à base d’hydrogène renouvelable sont très chers. L’e‑ammoniac, le moins cher d’entre eux, est environ 4 fois plus cher que les biocarburants 4. Bien sûr, une adoption plus large permettra de faire des économies d’échelle. Mais leur prix restera inévitablement plus élevé que celui des fiouls.
Est-il déjà possible d’utiliser les carburants de synthèse dans les navires marchands ?
La technologie est mature, mais elle adresse plutôt le renouvellement de la flotte maritime : un design et des moteurs adaptés aux e‑carburants sont nécessaires pour un fonctionnement efficace du navire. Environ un tiers de la flotte européenne est en fin de vie, la solution est donc pertinente. Les premiers moteurs utilisant de l’ammoniac devraient être commercialisés par la société allemande MAN ES d’ici 2024. Wärtsilä, un autre fabricant, prépare également des moteurs à ammoniac et méthanol. Les chantiers navals asiatiques ont annoncé une première mise en service de porte-conteneur à ammoniac en 2025.
La principale limite, derrière le coût de ces e‑carburants, est le déploiement de toute la filière. Au Danemark et en Norvège, des projets de production et d’utilisation d’e‑méthanol, d’hydrogène et d’e‑ammoniac renouvelables se mettent en place : le défi reste de produire suffisamment d’hydrogène renouvelable. Les objectifs de l’Union européenne viennent d’être revus à la hausse en raison de la crise en Ukraine, et visent désormais la production de plus de 20 millions de tonnes d’hydrogène d’ici 2030. Il faut également développer l’infrastructure nécessaire à l’approvisionnement des navires, d’autant que les possibilités de conversion sont limitées. Par exemple, l’ammoniac est toxique et corrosif, il impose la mise en place de stockages dédiés. Cela ne s’applique pas au e‑diesel, qui a l’avantage de fonctionner avec les navires et l’infrastructure existante. Mais son coût extrêmement élevé, bien supérieur à l’e‑ammoniac, risque de rendre prohibitive son utilisation à grande échelle.
La législation favorise actuellement le déploiement d’infrastructures pour le GNL : il nous paraît plus pertinent d’encourager le déploiement d’infrastructures de ravitaillement dédiées à l’hydrogène et à l’ammoniac, et d’introduire des objectifs minima d’utilisation des e‑carburants par les navires.