D’où vient le concept de décroissance ?
Le terme « décroissance soutenable » est apparu en France en 2002 comme slogan pour critiquer le concept de développement durable. Ses origines sont diverses1 et remontent à l’émergence de l’écologie politique dans les années 1970 avec des auteurs comme André Gorz et la critique du salariat, Nicholas Georgescu-Roegen et la bioéconomie, Cornelius Castoriadis et l’autonomie radicale, Françoise d’Eaubonne et l’écoféminisme, Ivan Illich et la convivialité, Marylin Waring et la critique de la comptabilité nationale. L’idée a été théorisée en France par des académiques comme Serge Latouche2 et Paul Ariès3 avant de se développer à l’étranger sous l’appellation de « degrowth ».
Aujourd’hui, comment pourrait-on la définir ?
La décroissance est une réduction planifiée et démocratique de la production et de la consommation dans les pays riches pour réduire les pressions environnementales et les inégalités, tout en améliorant le bien-être. Quatre caractéristiques donc : soutenabilité, justice, bien-être, et démocratie. À la différence d’une récession, la décroissance n’est pas accidentelle et générale, mais choisie et sélective. C’est un projet de société qui vise à abandonner la course à l’accumulation monétaire pour privilégier une vision du développement centrée sur la santé sociale et la résilience écologique.
On décrit souvent la décroissance de manière assez caricaturale comme un retour à l’âge de pierre ou à la bougie. Qu’en est-il exactement ?
C’est un malentendu. Des pays comme les Pays-Bas ou la Corée du Sud ont la même qualité de vie que les États-Unis, l’Australie, ou le Canada, mais avec une empreinte écologique beaucoup plus faible, et un pays comme le Costa Rica parvient même à de hautes performances sociales sans dépasser ses budgets écologiques4. Produire ou consommer moins peut rimer avec vivre mieux, de la même manière que moins manger — de viande rouge, par exemple — peut rimer avec une meilleure santé. Le défi est de réorganiser l’économie pour qu’elle puisse permettre que ce régime biophysique se fasse de la manière la plus juste et conviviale possible. C’est pour cela que les décroissants mobilisent une large boîte à outils d’instruments, allant de la réduction du temps de travail5 (pour partager les emplois disponibles dans des secteurs en décroissance), à la sécurité sociale de l’alimentation6 (pour assurer que personne ne tombe dans la pauvreté alimentaire), ou à l’introduction d’une carte carbone7 pour réduire l’utilisation des énergies fossiles. Tout un programme, on ne peut plus moderne, qui n’a rien à voir avec les pierres et les bougies !
Ne suffirait-il pas de verdir la croissance ?
On peut verdir une petite partie de la croissance, mais seulement pour quelques pressions environnementales (les gaz à effet de serre, mais pas l’utilisation des matériaux ou les impacts sur la biodiversité) et jamais complètement.8 Il va donc falloir continuer à verdir la production à travers l’éco-efficacité (la stratégie actuelle), mais aussi investir dans la sobriété et trouver des moyens de réduire la production et la consommation.
La décroissance est-elle devenue un objet de recherche ?
Oui, il existe aujourd’hui plus de 500 articles académiques en anglais9. On y trouve des papiers concepts sur les défis de la décroissance dans des secteurs comme le transport10 ou le tourisme11, des études empiriques sur le rôle des inégalités dans le réchauffement climatique12 et des scénarios de modélisation macroéconomique13. Le sujet monte en popularité et des universités comme celles de Barcelone, Leeds, Vienne, et Lund commencent à se spécialiser sur cette thématique.
La décroissance n’implique donc pas forcément une grande révolution anticapitaliste ?
Le capitalisme est un système qui favorise l’accumulation du capital. Le problème est que, dans une économie où les pressions environnementales sont corrélées au PIB, l’accumulation se fait aux dépens des écosystèmes (et très souvent, sans augmenter le bien-être). Les économistes qui étudient la décroissance s’accordent pour dire qu’elle ne sera pas possible sous les contraintes de l’économie actuelle. Il faut donc construire un autre système économique qui pourrait prospérer sans être forcé de toujours croître. Certains parlent d’une économie du bien-être14, d’économie sociale et solidaire15, ou bien d’économie permacirculaire16. L’idée principale est bien que le capitalisme soit un système inadapté aux défis écologiques du 21ème siècle. La grande question reste de savoir quelles institutions garder, et quelles autres supprimer.
N’y a‑t-il pas une contradiction à vouloir une société plus sobre, tout en assurant à tout le monde un revenu universel, qui s’apparente plutôt à un outil de relance keynésienne ?
Ça dépend quel type de revenu universel ! Pour organiser la décroissance, certains proposent une Dotation Inconditionnelle d’Autonomie17 qui serait donnée en partie en euros, en monnaies locales, et en droits d’accès à des services publics. Il existe d’autres instruments comme la garantie sociale18, ou le revenu inconditionnel19, ou le revenu de transition écologique20. Le but n’est pas de relancer l’économie dans son ensemble, mais plutôt de favoriser certains secteurs (les éco-innovations et les innovations sociales, la mobilité active, les pratiques de don, le logement social, etc.) et d’en pénaliser d’autres (la spéculation financière, la publicité, la production automobile, l’aviation, l’industrie de la viande).
Concrètement, comment pousser à une réduction de la consommation ?
Si les pressions environnementales sont corrélées aux revenus, nous n’allons pas tous déconsommer de la même manière. Les derniers chiffres disponibles nous indiquent que les 10 % des individus les plus riches sont responsables de la moitié des émissions à l’échelle de la planète.21 Pour faire face à la crise climatique, il va donc falloir réduire drastiquement les inégalités. Cela demandera des outils sophistiqués qui allient efficacité écologique et justice sociale, comme un impôt sur la fortune avec un malus sur le carbone22. Ensuite, ce n’est pas qu’un problème de consommation, mais aussi de production. Les entreprises ne répondent pas simplement à la demande des consommateurs, elles incitent aussi à l’achat à travers la publicité et l’obsolescence programmée. Pour mettre une économie au régime, il faut d’abord freiner ces appels à la consommation en régulant la publicité et en faisant disparaître l’obsolescence programmée.