La prospective des métiers se pratique de deux façons. L’une, méthodique et un peu myope, occupe des institutions souvent associées à des secteurs industriels ou des branches professionnelles, dans le cadre de ce que l’on appelle en France la Gestion prévisionnelle des métiers et compétences (GPEC). Il s’agit d’anticiper les besoins, de détecter les émergences, de prévenir les impasses professionnelles. Ces institutions raisonnent à partir de l’existant et des tendances identifiées par les acteurs du secteur. Leurs projections sont des lignes continues.
À l’inverse, d’autres acteurs, notamment dans le conseil, travaillent sur le discontinu : la disruption, le radicalement nouveau, l’imprévu, qu’il faut néanmoins prévoir. Les discours oscillent alors entre l’alarmisme, voire le catastrophisme, et une forme d’enthousiasme recourant à l’hyperbole. La révolution numérique dans ses différentes formes en offre d’excellents exemples, qu’on peut se représenter avec le modèle de « Hype Cycle » mis en évidence par le cabinet Gartner : déclencheur technologique, pic d’attentes exagérées, creux de désillusion, remontée progressive et plateau de productivité. Il y a dix ans, c’était l’ubérisation qui allait tout emporter sur son passage, aujourd’hui c’est l’IA. Nul doute que la vogue du métavers suscitera son emballement.
Le piège des hyperboles
Sur les métiers, vous avez sans doute entendu la phrase choc : « 60 % des métiers de 2030 n’existent pas encore », issue d’une étude du cabinet EY de 2018. Mais comme le rappelle Cécile Jolly, prospectiviste à France Stratégie, certains de ces nouveaux métiers seront très faibles en termes d’effectifs et ne changeront donc pas structurellement la nature du monde professionnel. On parle beaucoup des influenceurs sur YouTube et Instagram, mais combien sont-ils et combien seront-ils dans l’avenir ?
Par ailleurs, le nombre de métiers créés de toutes pièces est extrêmement marginal. Comme le rappelle Isabelle Rouhan dans ce dossier, il existe des « verticales métiers » qui ne disparaissent pas, mais se reconfigurent, et qui, en mobilisant davantage robots ou algorithmes, modifient le rôle et les fonctions des professionnels liés à ce métier.
Symétriquement, des métiers semblent éternels, mais se transforment profondément. En interviewant Adrien Book sur les transformations du management avec le web3, pour ce dossier, la conversation a porté sur les émergences qui se passent sous nos yeux, mais dont nous ne mesurons pas la puissance. « Le rôle de concierge, par exemple, est l’un de ceux qui a le plus évolué ces dernières années : digicodes d’un côté, insertion dans le dernier kilomètre des livraisons de l’autre, ont transformé ce métier. Autour d’Airbnb des services de conciergerie émergent aussi, avec d’autres compétences et beaucoup de mobilité. Pas très loin du concierge, le métier jadis simple de chauffeur-livreur s’est profondément transformé avec la multiplication des points de dépôts et des interactions humaines, les difficultés d’accès à ces points de dépôt, le recours au GPS, le manque de fluidité croissant du trafic automobile urbain, l’émergence de livreurs cyclistes sur le dernier kilomètre. »
Penser sérieusement aux métiers du futur impose donc de ne pas se laisser emporter par des chiffres hyperboliques, l’espoir d’une grande transformation ou la crainte d’un « grand remplacement » par les robots ou l’IA. Cela impose aussi de ne pas survaloriser des changements anecdotiques, en négligeant des évolutions plus profondes, mais moins spectaculaires. Et cela impose de bien prendre en compte, enfin, la pesanteur du réel. « On parle beaucoup d’intelligence artificielle, note Adrien Book. Très bien, il faut s’y intéresser. Mais nous sommes en 2022 et on continue de parler de digitalisation et de transformation numérique, comme il y a vingt ans. Les bases restent à développer. La transformation numérique du monde est très rapide et très lente à la fois. »
C’est donc sur le mode de l’émergence qu’on peut observer l’apparition des métiers du futur. L’exemple des métiers de la donnée, un écosystème en pleine expansion, en offre une bonne illustration : on y assiste à une différenciation progressive, à la cristallisation de nouveaux métiers.
Voici trois espaces d’émergences, où apparaissent de nouveaux métiers.
Premier espace d’émergence : civiliser les robots
L’automatisation du monde est en cours. Elle emprunte deux voies parallèles : le software et le hardware. Dans les deux cas se pose la question des interactions avec les humains, et toute une gamme de métiers est en train de se développer autour de ces interactions.
Applications et algorithmes ont des utilisateurs humains, et un enjeu bien identifié est d’optimiser et faciliter la vie de ces utilisateurs, à la fois dans la découverte ou l’appropriation et dans les usages courants, ceux qui deviennent des routines. Des métiers de l’expérience utilisateur se développent sur ce besoin, au croisement de la communication, du design et de l’ergonomie. Soit il s’agit de faire en sorte que l’expérience se passe le mieux possible sans recours à un tiers (bot ou humain), et les enjeux alors sont la bonne conception (d’une page, d’un système) soit il s’agit d’organiser ce recours pour qu’il soit fluide, aisé, efficace. Enfin, la mesure de performance de ces différents segments est aussi un enjeu — et une gamme de spécialités professionnelles — à part entière.
Du côté des robots, tant en milieu industriel que dans la robotique de service quand elle intègre des fonctions de mobilité, des métiers humains émergent autour de l’éducation des robots, de l’ergonomie dans sa spécialité d’interface homme-machine.
Les mêmes besoins d’éducation se développent du côté des IA, dont la performance relève souvent moins de la quantité de lignes de code que du nombre d’heures passées à analyser des données, une tâche qui n’est pas complètement automatique.
Deuxième espace d’émergence : les transitions environnementales
Les transitions environnementales se développent dans plusieurs directions, qui voient fleurir des métiers.
La notion d’environnement est de plus intégrée à l’agriculture, qui après un siècle de mécanisation lourde et de chimie massive apprend aujourd’hui la gestion fine des sols et des intrants. Le monitoring de la biochimie des sols, de l’hydrométrie et de la chaleur (dronautique, capteurs) appelle toute une gamme de spécialités émergentes, de la conduite de drones à l’ingénierie en passant par des aspects du métier d’exploitant qui peuvent, dans les grandes exploitations, donner lieu à des métiers à part entière. La vente d’intrants s’intègre toujours plus dans des packs de services qui intègrent du conseil et de la formation.
La gestion des espaces naturels, et en particulier des forêts et des cours d’eau, appelle aujourd’hui des spécialisations nouvelles autour de la veille, du diagnostic, mais aussi de l’intervention.
La transition énergétique, articulée sur la gestion du CO2 et la bascule sur l’électrique d’une partie des usages associés aux hydrocarbures, voit émerger des métiers. Il y a d’abord tous ceux du conseil, du développement d’applications pour choisir ses panneaux solaires à des activités locales d’accompagnement. Il y a ensuite ceux de l’installation et de la maintenance (de panneaux, pompes à chaleur, solutions de stockage, systèmes de méthanisation, etc.). Il y a également ceux de la gestion : comptabilité carbone, gestion de parcs de véhicules, un domaine qui voit apparaître aussi toute une gamme de métiers manuels.
Un espace à part est celui de la smart city, qui voit fleurir des métiers dans le domaine de la conception (des bâtiments, des quartiers), de la gestion des flux (solides, liquides), mais aussi de la gestion de l’air. Ces métiers de la gestion sont des métiers de la mesure (de la pollution, des équilibres biochimiques), de la décision, qui apparaissent au sein des grands fournisseurs de services ou des pouvoirs publics.
Troisième espace d’émergence : éthique, confidentialité, cybersécurité
La numérisation du monde et la bascule vers le tout numérique dans un certain nombre de secteurs posent de nouvelles questions : sécurité et portabilité des données, confidentialité des échanges, qualité éthique des échanges et de la gestion des données.
La cybersécurité est déjà un métier industriel à part entière, avec des grappes de métiers humains autour du diagnostic, de la solution, du développement, de la veille.
Mais du côté de l’éthique, certaines de ces fonctions émergent à peine, mais seront un jour des métiers, à la manière du compliance officer qui s’est imposé dans de nombreuses entreprises.
L’éthique, enfin, reboucle sur les transitions environnementales : les relations avec les animaux, les végétaux, certains cours d’eau ou l’environnement au sens large sont pris dans un mouvement parallèle de réglementation (avec des aspects juridiques et des risques pénaux) et d’attention préventive qui voient l’émergence de fonctions et déjà de métiers.
Autour de la donnée, un écosystème de métiers en expansion
Au milieu des années 2010, on a vu s’opérer le passage des méthodes de la « business intelligence », fondées sur des séries de données paramétrées d’avance, aux « Big Data » qui explorent des quantités beaucoup plus massives de données beaucoup moins bien structurées.
Un métier de référence est alors apparu : « data analyst ». Le contenu de ce métier ? Visualiser l’extraction et le traitement de quantités massives de données, effectuer des requêtes sur ces bases de données, en créant ou en modifiant des algorithmes.
Ce qui se joue ensuite est fascinant. On assiste aujourd’hui à une multiplication des métiers autour de cette fonction de base. Ces métiers touchent d’abord à la gestion et au développement des bases de données et des systèmes utilisés pour les traiter. Ce sont l’administrateur de base de données, l’ingénieur en données (qui conçoit ou fait évoluer les systèmes Big Data), l’architecte de données (qui décide des briques technologiques pertinentes pour résoudre une problématique précise et l’intègre à l’architecture informatique existante), l’ingénieur en apprentissage automatique, le data scientist (chargé d’appréhender les enjeux et de proposer à l’entreprise les meilleures solutions possibles sur la base de l’analyse et du traitement des données). Mais aussi le data miner, chargé d’explorer les données, le chief data officer chargé d’organiser et superviser toutes ces fonctions, et toute la galaxie de la cybersécurité sur la fonction de gardien des données.
Enfin, tous ces métiers génériques sont retravaillés et spécialisés autour des métiers industriels des entreprises. Deux ingénieurs donnés travaillant l’un dans la grande distribution et l’autre les assurances ont des compétences et responsabilités similaires, mais ils n’utilisent pas les mêmes suites informatiques et traitent des données si différentes que leurs métiers ont déjà divergé. C’est cette divergence progressive qui aboutit à la formation rapide, aujourd’hui, de nouveaux métiers. Les « métiers du futur » ne s’inventent pas à partir de rien, mais naissent de ces divergences.