1_metierInimaginable
π Économie π Société
Quels seront les nouveaux métiers du futur ?

Les métiers du futur sont-ils inimaginables ?

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 13 juillet 2022 |
7 min. de lecture
En bref
  • Penser sérieusement aux métiers du futur exige une prise de recul face aux chiffres.
  • Les métiers peuvent apparaître sur le mode de la transformation ou sur celui de l’émergence progressive.
  • Trois espaces d’émergence se détachent aujourd’hui : on peut y observer l’apparition de besoins représentant déjà des fonctions et en passe de donner naissance à des métiers.
  • Le premier espace d’émergence apparaît autour du besoin d’affiner les interactions des robots, algorithmes et IA, avec les humains.
  • Le deuxième espace d’émergence se trouve dans les transitions environnementales, qui voient fleurir des métiers dans la conception et la gestion des bâtiments, des villes, des parcs de véhicules et des espaces naturels ou agricoles.
  • Un troisième espace d’émergence concerne la confidentialité, la cybersécurité, et la qualité éthique des dispositifs techniques ou de leurs relations avec, aujourd’hui, les humains, et demain, le monde naturel — à commencer par les animaux.

La prospec­tive des métiers se pra­tique de deux façons. L’une, méthodique et un peu myope, occupe des insti­tu­tions sou­vent asso­ciées à des secteurs indus­triels ou des branch­es pro­fes­sion­nelles, dans le cadre de ce que l’on appelle en France la Ges­tion prévi­sion­nelle des métiers et com­pé­tences (GPEC). Il s’agit d’anticiper les besoins, de détecter les émer­gences, de prévenir les impass­es pro­fes­sion­nelles. Ces insti­tu­tions raison­nent à par­tir de l’existant et des ten­dances iden­ti­fiées par les acteurs du secteur. Leurs pro­jec­tions sont des lignes continues.

À l’inverse, d’autres acteurs, notam­ment dans le con­seil, tra­vail­lent sur le dis­con­tinu : la dis­rup­tion, le rad­i­cale­ment nou­veau, l’imprévu, qu’il faut néan­moins prévoir. Les dis­cours oscil­lent alors entre l’alarmisme, voire le cat­a­strophisme, et une forme d’enthousiasme recourant à l’hyperbole. La révo­lu­tion numérique dans ses dif­férentes formes en offre d’excellents exem­ples, qu’on peut se représen­ter avec le mod­èle de « Hype Cycle » mis en évi­dence par le cab­i­net Gart­ner : déclencheur tech­nologique, pic d’attentes exagérées, creux de désil­lu­sion, remon­tée pro­gres­sive et plateau de pro­duc­tiv­ité. Il y a dix ans, c’était l’ubérisation qui allait tout emporter sur son pas­sage, aujourd’hui c’est l’IA. Nul doute que la vogue du métavers sus­cit­era son emballement.

Le piège des hyperboles

Sur les métiers, vous avez sans doute enten­du la phrase choc : « 60 % des métiers de 2030 n’existent pas encore », issue d’une étude du cab­i­net EY de 2018. Mais comme le rap­pelle Cécile Jol­ly, prospec­tiviste à France Stratégie, cer­tains de ces nou­veaux métiers seront très faibles en ter­mes d’effectifs et ne chang­eront donc pas struc­turelle­ment la nature du monde pro­fes­sion­nel. On par­le beau­coup des influ­enceurs sur YouTube et Insta­gram, mais com­bi­en sont-ils et com­bi­en seront-ils dans l’avenir ?

Par ailleurs, le nom­bre de métiers créés de toutes pièces est extrême­ment mar­gin­al. Comme le rap­pelle Isabelle Rouhan dans ce dossier, il existe des « ver­ti­cales métiers » qui ne dis­parais­sent pas, mais se recon­fig­urent, et qui, en mobil­isant davan­tage robots ou algo­rithmes, mod­i­fient le rôle et les fonc­tions des pro­fes­sion­nels liés à ce métier.

Symétrique­ment, des métiers sem­blent éter­nels, mais se trans­for­ment pro­fondé­ment. En inter­viewant Adrien Book sur les trans­for­ma­tions du man­age­ment avec le web3, pour ce dossier, la con­ver­sa­tion a porté sur les émer­gences qui se passent sous nos yeux, mais dont nous ne mesurons pas la puis­sance. « Le rôle de concierge, par exem­ple, est l’un de ceux qui a le plus évolué ces dernières années : digi­codes d’un côté, inser­tion dans le dernier kilo­mètre des livraisons de l’autre, ont trans­for­mé ce méti­er. Autour d’Airbnb des ser­vices de concierg­erie émer­gent aus­si, avec d’autres com­pé­tences et beau­coup de mobil­ité. Pas très loin du concierge, le méti­er jadis sim­ple de chauf­feur-livreur s’est pro­fondé­ment trans­for­mé avec la mul­ti­pli­ca­tion des points de dépôts et des inter­ac­tions humaines, les dif­fi­cultés d’accès à ces points de dépôt, le recours au GPS, le manque de flu­id­ité crois­sant du traf­ic auto­mo­bile urbain, l’émergence de livreurs cyclistes sur le dernier kilo­mètre. »

Penser sérieuse­ment aux métiers du futur impose donc de ne pas se laiss­er emporter par des chiffres hyper­boliques, l’espoir d’une grande trans­for­ma­tion ou la crainte d’un « grand rem­place­ment » par les robots ou l’IA. Cela impose aus­si de ne pas sur­val­oris­er des change­ments anec­do­tiques, en nég­ligeant des évo­lu­tions plus pro­fondes, mais moins spec­tac­u­laires. Et cela impose de bien pren­dre en compte, enfin, la pesan­teur du réel. « On par­le beau­coup d’intelligence arti­fi­cielle, note Adrien Book. Très bien, il faut s’y intéress­er. Mais nous sommes en 2022 et on con­tin­ue de par­ler de dig­i­tal­i­sa­tion et de trans­for­ma­tion numérique, comme il y a vingt ans. Les bases restent à dévelop­per. La trans­for­ma­tion numérique du monde est très rapi­de et très lente à la fois. »

C’est donc sur le mode de l’émergence qu’on peut observ­er l’apparition des métiers du futur. L’exemple des métiers de la don­née, un écosys­tème en pleine expan­sion, en offre une bonne illus­tra­tion : on y assiste à une dif­féren­ci­a­tion pro­gres­sive, à la cristalli­sa­tion de nou­veaux métiers.

Voici trois espaces d’émergences, où appa­rais­sent de nou­veaux métiers.

Premier espace d’émergence : civiliser les robots

L’automatisation du monde est en cours. Elle emprunte deux voies par­al­lèles : le soft­ware et le hard­ware. Dans les deux cas se pose la ques­tion des inter­ac­tions avec les humains, et toute une gamme de métiers est en train de se dévelop­per autour de ces interactions.

Appli­ca­tions et algo­rithmes ont des util­isa­teurs humains, et un enjeu bien iden­ti­fié est d’optimiser et faciliter la vie de ces util­isa­teurs, à la fois dans la décou­verte ou l’appropriation et dans les usages courants, ceux qui devi­en­nent des rou­tines. Des métiers de l’expérience util­isa­teur se dévelop­pent sur ce besoin, au croise­ment de la com­mu­ni­ca­tion, du design et de l’ergonomie. Soit il s’agit de faire en sorte que l’expérience se passe le mieux pos­si­ble sans recours à un tiers (bot ou humain), et les enjeux alors sont la bonne con­cep­tion (d’une page, d’un sys­tème) soit il s’agit d’organiser ce recours pour qu’il soit flu­ide, aisé, effi­cace. Enfin, la mesure de per­for­mance de ces dif­férents seg­ments est aus­si un enjeu — et une gamme de spé­cial­ités pro­fes­sion­nelles — à part entière.

Du côté des robots, tant en milieu indus­triel que dans la robo­t­ique de ser­vice quand elle intè­gre des fonc­tions de mobil­ité, des métiers humains émer­gent autour de l’éducation des robots, de l’ergonomie dans sa spé­cial­ité d’interface homme-machine.

Les mêmes besoins d’éducation se dévelop­pent du côté des IA, dont la per­for­mance relève sou­vent moins de la quan­tité de lignes de code que du nom­bre d’heures passées à analyser des don­nées, une tâche qui n’est pas com­plète­ment automatique.

Deuxième espace d’émergence : les transitions environnementales

Les tran­si­tions envi­ron­nemen­tales se dévelop­pent dans plusieurs direc­tions, qui voient fleurir des métiers.

La notion d’environnement est de plus inté­grée à l’agriculture, qui après un siè­cle de mécan­i­sa­tion lourde et de chimie mas­sive apprend aujourd’hui la ges­tion fine des sols et des intrants. Le mon­i­tor­ing de la biochimie des sols, de l’hydrométrie et de la chaleur (dro­nau­tique, cap­teurs) appelle toute une gamme de spé­cial­ités émer­gentes, de la con­duite de drones à l’ingénierie en pas­sant par des aspects du méti­er d’exploitant qui peu­vent, dans les grandes exploita­tions, don­ner lieu à des métiers à part entière. La vente d’intrants s’intègre tou­jours plus dans des packs de ser­vices qui intè­grent du con­seil et de la formation.

La ges­tion des espaces naturels, et en par­ti­c­uli­er des forêts et des cours d’eau, appelle aujourd’hui des spé­cial­i­sa­tions nou­velles autour de la veille, du diag­nos­tic, mais aus­si de l’intervention.

La tran­si­tion énergé­tique, artic­ulée sur la ges­tion du CO2 et la bas­cule sur l’électrique d’une par­tie des usages asso­ciés aux hydro­car­bu­res, voit émerg­er des métiers. Il y a d’abord tous ceux du con­seil, du développe­ment d’applications pour choisir ses pan­neaux solaires à des activ­ités locales d’accompagnement. Il y a ensuite ceux de l’installation et de la main­te­nance (de pan­neaux, pom­pes à chaleur, solu­tions de stock­age, sys­tèmes de méthani­sa­tion, etc.). Il y a égale­ment ceux de la ges­tion : compt­abil­ité car­bone, ges­tion de parcs de véhicules, un domaine qui voit appa­raître aus­si toute une gamme de métiers manuels.

Un espace à part est celui de la smart city, qui voit fleurir des métiers dans le domaine de la con­cep­tion (des bâti­ments, des quartiers), de la ges­tion des flux (solides, liq­uides), mais aus­si de la ges­tion de l’air. Ces métiers de la ges­tion sont des métiers de la mesure (de la pol­lu­tion, des équili­bres biochim­iques), de la déci­sion, qui appa­rais­sent au sein des grands four­nisseurs de ser­vices ou des pou­voirs publics.

Troisième espace d’émergence : éthique, confidentialité, cybersécurité

La numéri­sa­tion du monde et la bas­cule vers le tout numérique dans un cer­tain nom­bre de secteurs posent de nou­velles ques­tions : sécu­rité et porta­bil­ité des don­nées, con­fi­den­tial­ité des échanges, qual­ité éthique des échanges et de la ges­tion des données.

La cyber­sécu­rité est déjà un méti­er indus­triel à part entière, avec des grappes de métiers humains autour du diag­nos­tic, de la solu­tion, du développe­ment, de la veille.

Mais du côté de l’éthique, cer­taines de ces fonc­tions émer­gent à peine, mais seront un jour des métiers, à la manière du com­pli­ance offi­cer qui s’est imposé dans de nom­breuses entreprises.

L’éthique, enfin, reboucle sur les tran­si­tions envi­ron­nemen­tales : les rela­tions avec les ani­maux, les végé­taux, cer­tains cours d’eau ou l’environnement au sens large sont pris dans un mou­ve­ment par­al­lèle de régle­men­ta­tion (avec des aspects juridiques et des risques pénaux) et d’attention préven­tive qui voient l’émergence de fonc­tions et déjà de métiers.

Autour de la donnée, un écosystème de métiers en expansion

Au milieu des années 2010, on a vu s’opérer le pas­sage des méth­odes de la « busi­ness intel­li­gence », fondées sur des séries de don­nées paramétrées d’avance, aux « Big Data » qui explorent des quan­tités beau­coup plus mas­sives de don­nées beau­coup moins bien structurées.

Un méti­er de référence est alors apparu : « data ana­lyst ». Le con­tenu de ce méti­er ? Visu­alis­er l’extraction et le traite­ment de quan­tités mas­sives de don­nées, effectuer des requêtes sur ces bases de don­nées, en créant ou en mod­i­fi­ant des algorithmes.

Ce qui se joue ensuite est fasci­nant. On assiste aujourd’hui à une mul­ti­pli­ca­tion des métiers autour de cette fonc­tion de base. Ces métiers touchent d’abord à la ges­tion et au développe­ment des bases de don­nées et des sys­tèmes util­isés pour les traiter. Ce sont l’administrateur de base de don­nées, l’ingénieur en don­nées (qui conçoit ou fait évoluer les sys­tèmes Big Data), l’architecte de don­nées (qui décide des briques tech­nologiques per­ti­nentes pour résoudre une prob­lé­ma­tique pré­cise et l’intègre à l’architecture infor­ma­tique exis­tante), l’ingénieur en appren­tis­sage automa­tique, le data sci­en­tist (chargé d’appréhender les enjeux et de pro­pos­er à l’entreprise les meilleures solu­tions pos­si­bles sur la base de l’analyse et du traite­ment des don­nées). Mais aus­si le data min­er, chargé d’explorer les don­nées, le chief data offi­cer chargé d’organiser et super­vis­er toutes ces fonc­tions, et toute la galax­ie de la cyber­sécu­rité sur la fonc­tion de gar­di­en des données.

Enfin, tous ces métiers génériques sont retra­vail­lés et spé­cial­isés autour des métiers indus­triels des entre­pris­es. Deux ingénieurs don­nés tra­vail­lant l’un dans la grande dis­tri­b­u­tion et l’autre les assur­ances ont des com­pé­tences et respon­s­abil­ités sim­i­laires, mais ils n’utilisent pas les mêmes suites infor­ma­tiques et trait­ent des don­nées si dif­férentes que leurs métiers ont déjà divergé. C’est cette diver­gence pro­gres­sive qui aboutit à la for­ma­tion rapi­de, aujourd’hui, de nou­veaux métiers. Les « métiers du futur » ne s’inventent pas à par­tir de rien, mais nais­sent de ces divergences.

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter