On prend souvent la question des métiers du futur sous un angle négatif, celui de la destruction des emplois emportés dans l’automatisation. C’est une perspective faussée, qui méconnaît deux évolutions de fond. La première est que si des effectifs disparaissent, si des fiches de poste sont frappées d’obsolescence, les métiers ne disparaissent pas. Ils sont exercés autrement, et les compétences des humains y jouent toujours un rôle. La seconde est que les métiers du futur, ceux qui sont en prise avec les technologies émergentes comme la data, se nourrissent de ceux d’aujourd’hui.
L’automatisation n’est pas l’ennemi
Il est vrai qu’une partie de la littérature existante, comme les rapports du cabinet McKinsey, insiste sur le caractère massif, prochain, et inéluctable d’une transformation qui signifiera la disparition de métiers entiers. Cette approche provoque un effet de sidération qui n’aide pas à penser la transition. 72 % des travailleurs européens pensent que les robots vont leur voler leur emploi ! Certes, les choses vont très vite. Mais on peut les penser, et déconstruire les images de la disparition pour reconstruire une réalité qui sera faite de transformations et de transitions.
Une nouveauté est que l’automatisation des tâches concerne désormais, et de façon massive, les activités de service. Mais si l’on considère l’industrie, c’est déjà une vieille histoire, aussi ancienne, en fait, que la révolution industrielle. Ne pourrait-on en tirer des leçons ? Si l’on fait abstraction de la France et du Royaume-Uni qui se sont fortement désindustrialisés, et que l’on considère nos voisins européens, on ne constate pas d’attrition spectaculaire dans les effectifs de l’industrie. Les emplois sont là. Et les métiers, au sens de métier industriel, sont là aussi. Faut-il rappeler que les pays les plus robotisés au monde (Allemagne et Japon) sont aussi ceux qui ont le taux de chômage le plus bas ?
Cela signifie que les humains sont dans ces métiers industriels, quand bien même leur métier personnel aurait disparu de la nomenclature. Il faut repérer la continuité qui se cache sous la discontinuité : les tâches se transforment continuellement et les opérateurs suivent le mouvement. Dans l’automobile, il y a désormais peu d’humains sur une chaîne de montage, mais on les retrouve ailleurs, et souvent très près de la chaîne : dans des tâches de surveillance, de contrôle qualité, parfois en amont de la chaîne, parfois en aval.
Les métiers évoluent
On peut même saisir cette continuité en laissant de côté la notion de métier industriel, comme constructeur automobile, pour raisonner à l’échelle d’un métier tout court, comme tourneur-fraiseur. Le métier qu’exerçaient les tourneurs-fraiseurs est toujours là. L’exécutant est une machine. L’ouvrier qualifié travaille avec elle, ou la surveille, ou surveille un parc de machines, ou un segment de la chaîne. C’est la position de l’humain dans ce « métier » qui a changé. Mais les éléments de métier, la connaissance intime des procédés, des outils, des matériaux, de l’environnement de travail, la capacité à comprendre un problème et à y apporter une solution rapide restent au cœur de leur activité.
Or cette évolution que nous avons vue à l’œuvre dans l’industrie se joue aujourd’hui, dans des termes assez proches, dans les services. Et on retrouve la même permanence de « métiers », sur des activités pourtant bousculées par l’automatisation et l’arrivée de l’intelligence artificielle. Prenons trois exemples.
On sait que les métiers du paralégal et une bonne partie des métiers de la comptabilité — par exemple tout ce qui touche aux notes de frais — sont déjà touchés par ce mouvement. Mais la part dévolue à l’humain ne disparaît pas, elle se déplace vers la vérification. En termes d’emploi, bien sûr, cela peut avoir une conséquence : la performance de la machine est telle que les effectifs humains vont probablement fondre. La fiche de poste évoluera elle aussi, tout en restant étroitement liée à ce métier dans lequel la machine s’est insérée. Mais le bloc de compétences humaines requis dans la nouvelle fiche de poste reste proche, aussi bien si l’on considère les compétences techniques (repérer les écarts, comprendre les taux de TVA) que les compétences génériques (précision, attention aux détails).
Deuxième exemple. Autour des activités automatisées, on voit surgir aujourd’hui de nouveaux métiers, comme data analyst ou éducateur d’IA. Les intitulés sont parfois pompeux, mais le niveau de qualification est moyen : disons Bac+2. Ce sont donc techniquement des métiers accessibles aux anciens opérateurs, aux gens de métier. Or précisément on commence à comprendre que ces analyses de données, cette éducation d’IA, sont mieux faites quand ceux qui s’y appliquent viennent du métier. Il y a bien une part transversale ou générique dans ces emplois émergents, mais il reste des verticales métiers. L’expérience professionnelle et la maîtrise d’éléments de métier restent des valeurs ajoutées.
Troisième exemple, les centres d’appel. IBM a calculé que 45 % des requêtes traitées dans ses call centers pouvaient être traitées par un bot. Mais cela laisse de l’espace aux humains : autour d’un cœur d’activités qui est par définition, dans le cas d’IBM, effectuées par les logiciels, tout le monde complexe et sensible du lien avec les utilisateurs se développe et offre aux humains des espaces où déployer leurs compétences, bien loin des scripts et du travail abêtissant qui font encore de certains call centers des usines à services.
Résultats déjà visibles
En 2019, j’ai fait paraître avec Clara-Doïna Schmelk un livre intitulé Les Métiers du futur, publié aux éditions First. J’ai complété cette démarche prospective par un deuxième ouvrage, intitulé Emploi 4.0 et paru en 2021 aux Éditions Atlande. Nous nous sommes appuyés sur un travail de prospective longue. À peine trois ans plus tard, une partie des évolutions que nous imaginions à moyen terme se sont déjà produites. Mais ce ne sont pas tant des ruptures, de la casse sociale, des drames humains, que des transitions. Les métiers du futur sont apparus, et pour la plupart ce ne sont pas des nouveautés radicales qui ont surgi. Ce qui s’est passé c’est que des professionnels, avec des blocs de compétences, ont vu leur métier se transformer, et ont suivi cette transformation. D’autres, s’appuyant sur leurs compétences transverses, mais aussi sur une qualification « métier », ont investi les activités nouvelles offertes aux humains autour de métiers n’ayant pas disparu, mais où la machine tient désormais une place centrale. Tout le monde peut changer de métier, pour peu qu’on l’accompagne !
Il est vrai que certains métiers génériques, ceux du management intermédiaire, sont profondément déboussolés, à plus forte raison avec la poussée du travail à distance.
Il est vrai que certains métiers génériques, ceux du management intermédiaire, sont profondément déboussolés, à plus forte raison avec la poussée du travail à distance. Mais ce rôle de cadre, entre organisation et supervision, est au centre des activités qui surgissent et s’offrent aux humains autour de leur ancien métier. Superviser des robots et des logiciels, contrôler leur travail, le prolonger, le guider, en prendre la meilleure part : tel est déjà le cœur des métiers du futur, et ces métiers sont déjà les nôtres.
Les métiers du futur sont déjà là. Pour l’essentiel, si l’on va chercher le cœur des métiers — soigner des gens, fabriquer du pain, assurer la défense d’un prévenu, monter un bâtiment — ces métiers ont vocation à perdurer.
Mais il faut distinguer le métier et le rôle que nous, êtres humains, y jouons. Et ce rôle est appelé à évoluer, parfois profondément, parfois à la marge. Si vous prenez les métiers du soin, par exemple, on pourrait certes imaginer une redistribution des tâches : aux robots les tâches physiques comme soulever les malades, aux humains le soin psychologique, l’accompagnement, l’écoute, l’attention. Mais il est probable que ces robots soignants ne seront pas déployés avant un certain temps en France, alors qu’on les utilise déjà au Japon. En revanche, une partie du monitoring est déjà automatisée, ce qui ne fait disparaître ni le métier de soignant ni les emplois de soignants, mais contribue à transformer cette activité. L’évolution est plus spectaculaire dans d’autres secteurs : une bonne partie des métiers de la comptabilité et du paralégal sont à l’évidence absorbés par l’automatisation, et dans ces métiers le temps humain migre vers des activités de contrôle ou d’organisation. En termes de volume d’emploi, chaque révolution industrielle a toujours créé plus d’emplois qu’elle n’en a détruit. D’ailleurs Eurostat estime que l’IA et le digital vont créer 15 millions d’emplois en Europe, tout en supprimant 6 millions de postes. La balance est donc largement positive !