L’émergence du web3 voit le développement de nouvelles organisations. Les métiers du management vont-ils se réinventer ?
Il se passe dans ce domaine des choses fascinantes et dignes d’intérêt. Précisons d’emblée cependant que ce qui se joue n’est pas la disparition du monde que nous connaissons, mais le développement d’un plus large éventail de sociétés, avec un plus large éventail de méthodes de travail. Et ces méthodes bouleversent un certain nombre d’habitudes et de figures imposées.
Le web1 nous a apporté de nouvelles façons de consommer des contenus, sur des sites Internet. Avec le web2, nous avons pu participer, interagir, partager ces contenus sur des plateformes numériques : nous étions « chez elles ». La nouveauté du web3, c’est que ce que nous lisons et écrivons nous appartient. Le web3 nous donne un pouvoir d’organisation : nous pouvons créer un écosystème autour d’un sujet, et coordonner les personnes autour de ce sujet.
Le concept central, ici, ce sont les DAO : les organisations autonomes décentralisées (decentralized autonomous organizations), rendues possibles techniquement grâce à la blockchain.
Les DAO, ce sont des humains qui se réunissent pour prendre des décisions dans le monde numérique. Ils le font à l’aide de deux outils-clés. Tout d’abord, les règles qui régissent l’organisation sont exprimées sous la forme d’une série d’instructions numériques de type « si/alors » qui sont codées directement dans une blockchain, ce qui les rend à la fois vérifiables et permanentes. Ensuite, des actions avec droit de vote sont émises et allouées aux parties prenantes sous la forme de « jetons numériques de gouvernance », également enregistrés sur une blockchain.
Les DAO sont fondamentalement des communautés numériques qui s’organisent. Les gens se réunissent volontairement autour d’un ensemble de valeurs communes et travaillent ensemble pour faire avancer leur programme, avec l’aide de contrats intelligents. C’est une logique d’émergence : vous commencez par une mission, et l’organisation émergera lentement autour d’elle.
Vous ne choisissez donc pas vos collaborateurs ?
Ces nouvelles organisations numériques n’ont pas de processus de recrutement. Et, plus que des collaborateurs, vous y trouvez des contributeurs.
En pratique, les DAO sont aujourd’hui composées de deux types de personnes : les contributeurs principaux et les contributeurs secondaires. Comme la plupart des DAO fonctionnent sans permission, n’importe qui peut y travailler, car leur code, leurs smart contracts et leurs listes de contributeurs sont accessibles à tous de manière transparente. Vous pouvez rejoindre le serveur Discord de n’importe quelle DAO et commencer à écrire du code.
Vous arrivez et commencez à travailler sur ce que vous pouvez faire et qui doit être fait. L’un des aspects les plus intéressants de ce système est qu’une fois que quelqu’un apporte régulièrement de la valeur ajoutée, il est probable qu’on lui demande de rejoindre l’équipe des contributeurs principaux. Plus de CV, plus de lettres de motivation : le modèle ascendant et l’adhésion facultative aux DAO inversent le modèle de recherche de talents.
Il s’agit d’un grand pas en avant, et ce pour trois raisons. Premièrement, nous savons que les processus de sélection classiques ont un impact négatif sur les minorités en raison de préjugés profondément ancrés. En les éliminant, nous pouvons nous concentrer sur les aptitudes. Deuxièmement, cette mesure s’inscrit dans la tendance à la flexibilité du travail amorcée (pour le meilleur et pour le pire) par la gig economy, qu’on appelle en français ubérisation. Enfin, elle peut contribuer à réduire partiellement le chômage frictionnel, puisqu’il n’y a pas de temps de latence entre le souhait de travailler et le début dudit travail.
Pour se représenter ces nouvelles organisations, imaginez que vous travaillez sur un film. Les réalisateurs, producteurs, acteurs, assistants de production, directeurs artistiques, accessoiristes, caméramans et ingénieurs du son se réunissent pour un projet. Une fois le projet terminé, ils se séparent et vont travailler sur des films différents. Dans les DAO, on peut dire la même chose des développeurs, des gestionnaires de communauté, des comptables, des consultants… En outre, les contributeurs peuvent travailler pour une ou plusieurs DAO.
Comment est-on payé ?
La DAO vend des services ou des produits, et met de côté une partie des revenus générés pour les salaires et les récompenses. Comme les contributeurs n’ont pas de contrat, il n’y a pas de moyen classique de décider ce que chacun devrait recevoir équitablement. Au lieu de cela, de nombreuses DAO se tournent vers des outils tels que Coordinape pour relever ce défi. Ces solutions permettent aux organisations de créer des « cercles » de contributeurs (l’équivalent d’équipes). Chaque membre du cercle reçoit des points et les attribue aux autres membres pendant une certaine période. Plus la valeur perçue du travail effectué pendant cette période est élevée, plus le nombre de points reçus est important, et plus la récompense financière est élevée.
Dans ce système, un jeton est égal à un vote. Contrairement aux entreprises classiques, chacun dispose d’une voix proportionnelle à sa participation au projet. Notons au passage que les clients, qui doivent acheter des jetons pour accéder aux offres d’une DAO, sont eux aussi en mesure de voter pour décider de son orientation. Vos clients deviennent vos collègues… ou même vos patrons s’ils achètent suffisamment de jetons ! On voit bien ici qu’un apprentissage de cette nouvelle gouvernance sera nécessaire, mais il y a un vrai changement de paradigme.
Les DAO résolvent certains des problèmes liés aux projets open-source, qui butent souvent sur la question de la rétribution. Les personnes qui utilisent une DAO doivent obtenir un jeton pour y accéder, ce qui rémunère les contributeurs, mais permet aussi aux utilisateurs d’avoir une voix dans le processus de décision. En substance, cela signifie que les gens seront en mesure de gagner leur vie (ou presque), tout en travaillant sur des choses qui les passionnent.
C’est un mode de travail global et asynchrone. Par définition, il suffit d’une connexion Internet pour y accéder et y travailler.
Vous disiez qu’avec les DAO, le web3 nous donne un pouvoir d’organisation. Mais l’idée de management ne vacille-t-elle pas ?
Au sens où nous la connaissons, c’est-à-dire incarnée dans une chaîne hiérarchique ou une pyramide, avec tout en haut la « gouvernance », oui. Mais l’organisation, la gouvernance, la gestion sont des réalités qui se détachent de la figure du « manager » pour se reconfigurer et se rejouer en termes différents. Par exemple, les DAO sont à la fois transparents et anonymes, grâce à l’utilisation des blockchains et des smart contracts. Toutes les décisions et actions peuvent être auditées.
Ce n’est pas seulement la figure du « patron » qui s’évanouit dans ce modèle, ce sont aussi les « collègues ». C’est à la fois un défi et une opportunité. Le lieu de travail est un lieu de socialisation, le manque de communauté physique et d’identité commune peut être inquiétant. Mais les organisations peuvent y répondre en se faisant plus actives et délibératives lorsqu’il s’agit de créer des équipes. De la même façon, l’autogestion peut être inconfortable pour beaucoup d’entre nous, mais c’est peut-être que nous n’y sommes pas habitués.