La montée en puissance de l’idée d’un revenu universel a surpris même ses partisans. Innovation radicale et disruptive, mais possible, elle permettrait de réinventer le marché du travail.
L’idée de revenu universel a longtemps été considérée comme utopique. Elle est aujourd’hui prise au sérieux dans le débat public. Comment expliquez-vous cette évolution ?
Philippe Van Parijs. Dans les années 1980, l’idée d’un revenu inconditionnel titillait quelques philosophes mais n’intéressait guère les décideurs. Depuis, l’idée s’est diffusée peu à peu, avec un sérieux coup d’accélérateur en 2016 avec l’annonce de l’expérimentation finlandaise, le référendum suisse et la victoire de Benoît Hamon lors des primaires de la gauche française. Peu après, il y eut la campagne d’Andrew Yang pour l’investiture démocrate aux États-Unis et les déclarations plus ou moins précises et réfléchies de personnalités aussi diverses que Mark Zuckerberg, Yanis Varoufakis, Beppe Grillo et même, plus récemment, le pape François.
D’où vient cette popularité croissante ? Fondamentalement, de ce que personne ne croit plus aujourd’hui qu’on puisse trouver une solution structurelle au chômage et à la pauvreté dans une accélération de la croissance. Si l’on se préoccupe de la santé de notre planète et de ses habitants, il est difficile de ne pas trouver bien plus prometteuse l’idée simple de fournir à chacun d’entre nous un socle inconditionnel.
Puis vint la pandémie. Même dans l’Amérique de Trump, on a jugé qu’après tout, il n’était pas si scandaleux de verser à chacun, fût-ce temporairement, un revenu strictement individuel, sans conditions de ressources ni exigence de contrepartie. Et partout on a pu se dire qu’équipées de ce socle, nos sociétés et nos économies seraient mieux armées pour affronter ce choc et le seront pour affronter ceux qui nous attendent.
Vous insistez sur la nécessaire distinction entre les prestations sociales existantes et le revenu de base. Peut-on comparer les volumes, les proportions du PIB que représentent les premières et que représenterait le second ?
Cela peut être fait, mais ce n’est pas un exercice arithmétique particulièrement pertinent pour discuter de la faisabilité économique ou politique d’un revenu de base. La part du PIB nécessaire pour verser à chacun une allocation d’un montant donné est bien sûr un multiple de la part du PIB nécessaire pour compléter jusqu’à ce montant les revenus primaires. Mais ce n’est pas ce coût brut qui est pertinent.
Dans le contexte d’un État social et fiscal développé, le revenu de base doit se substituer, d’une part, aux revenus sociaux inférieurs et à la tranche inférieure de tous les revenus sociaux plus élevés et, d’autre part, l’exonération fiscale dont jouissent les tranches inférieures de tous les revenus des personnes physiques. Pour ces deux raisons, un revenu de base modeste — disons de 600 euros —, qui ne pourrait bien sûr pas se substituer entièrement aux dispositifs d’assistance conditionnels, s’auto-financerait largement. Comme certains ménages y gagneront — en particulier les travailleurs à temps partiel — il restera alors un coût net à couvrir par une augmentation de certains prélèvements. Mais ce coût net est très faible par rapport au coût brut. Dans le cas de la France, des calculs de ce type ont été effectués par exemple par Marc de Basquiat.
Sur la base de cet exercice purement statique, nous pouvons, de manière plus spéculative, nous interroger sur l’impact de la mesure sur le comportement des agents économiques et donc sur le PIB : le vrai coût économique. La question cruciale ne porte pas sur l’offre de travail mais sur le capital humain. Si l’introduction du revenu de base réduit les taux d’imposition effectifs au bas de l’échelle, elle les augmente nécessairement plus haut et nous pouvons donc supposer qu’elle réduise le rendement financier d’un complément de formation. En revanche, elle facilite les allers-retours entre emploi, les activités bénévoles (notamment parentales) et la formation tout au long de la vie. Quel sera l’effet net sur le capital humain ? Impossible de le dire sans savoir comment nos systèmes éducatifs s’adapteront parallèlement aux exigences du 21e siècle.
L’idée d’un revenu de base ouvre une brèche dans la représentation selon laquelle notre rémunération traduit correctement la richesse ou les biens sociaux que nous produisons en tant qu’individus. Le changement de représentation vers une meilleure reconnaissance de la part « collective » de cette production est stimulant. Mais a‑t-on les moyens de la mesurer ?
Nous ne les avons pas et nous ne les auront jamais. La richesse d’aujourd’hui est le produit conjoint des ressources matérielles fournies par la nature ou créées par nos prédécesseurs, de technologies développées au fil du temps, de savoirs et de compétences dont notre éducation nous a dotés et du travail que nous fournissons. Il est impossible, non seulement sur le plan empirique mais aussi sur le plan conceptuel, d’attribuer à chacun de ces facteurs une proportion précise du produit final. Il n’est, en revanche, pas difficile de comprendre combien modeste est la part de notre revenu que nous pouvons prétendre pleinement « mériter » du fait qu’elle est attribuable à notre seul travail. Comme le notait le prix Nobel Herbert Simon, « quand on compare la nation la plus pauvre à la plus riche, il est difficile de conclure que la technologie et particulièrement les compétences d’organisation et de gouvernance puissent produire moins d’environ 90 % du revenu dans les sociétés riches ». Il s’ensuit, écrivait-il, que, si l’on mettait en place un impôt linéaire de 70 % pour financer un revenu de base et toutes les autres dépenses publiques, « cela laisserait généreusement aux récipiendaires originaux du revenu près de trois fois ce qu’ils ont, selon mon estimation grossière, mérité ».
L’un des arguments souvent invoqués à l’encontre du revenu de base est la « désincitation » au travail. A‑t-on repéré dans nos sociétés des montants d’allocations au-delà desquels le désir de travailler chute brutalement ?
On ne l’a pas repéré et on ne le repérera pas. L’incitation à travailler ne dépend bien sûr pas seulement du montant dont on dispose indépendamment du travail. Elle dépend aussi du revenu marginal. Et elle dépend encore plus du sens que le travail peut avoir pour le travailleur. Un revenu inconditionnel est un instrument dont le marché dispose pour éliminer les bullshit jobs et encourager, au contraire, l’essor d’emplois dont la qualité intrinsèque est telle qu’une rémunération nette très modeste suffit à y attirer et stabiliser de nombreux travailleurs disposant par ailleurs de quoi subvenir à leurs besoins matériels.