2_EtatProvidence
π Économie
La pandémie relance-t-elle le débat sur le revenu universel ?

« Le revenu universel n’est pas un État-providence 2.0 »

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 13 octobre 2021 |
5 min. de lecture
Juilen Damon
Julien Damon
enseignant à Sciences-Po, à HEC et à l’En3s et dirigeant de la société Éclairs
En bref
  • Les partisans du revenu universel appartiennent à plusieurs familles intellectuelles et politiques : la plus connue vise à compléter l’État-providence avec un socle universel, mais une autre mise sur le revenu universel pour pulvériser ce même État.
  • Historiquement, la protection sociale, à vocation collective sinon universelle, a constitué un dépassement de l’assistance qui, même publique, relevait encore du monde de la bienfaisance et de la philanthropie.
  • Pour Julien Damon, le revenu universel n’est pas la baguette magique qui permettrait de parfaire l’édifice issu de l’histoire ; si l’objectif d’un revenu universel est de lutter contre la pauvreté, cela ne sert à rien puisque les instruments existent déjà.
  • Mais tel que l’envisagent ses promoteurs, le revenu universel à un autre objectif : permettre la liberté dans une société où chacun pourra vraiment choisir entre, par exemple, un travail ennuyeux mais bien rémunéré ou un travail plein de sens mais quasiment pas rémunéré.

Les propo­si­tions de revenu uni­versel qui appa­rais­sent aujourd’hui dans les pays dévelop­pés sont portées par des familles intel­lectuelles dif­férentes. Elles ont en com­mun d’interroger la légitim­ité de la pro­tec­tion sociale telle qu’elle s’est dévelop­pée depuis la fin du XIXe siè­cle. Pour la per­fec­tion­ner, la rem­plac­er, ou entamer une toute nou­velle histoire.

Le revenu uni­versel qui s’impose aujourd’hui dans le débat pub­lic est-il de gauche ou de droite ?

Julien Damon. Les pro­mo­teurs du revenu uni­versel appar­ti­en­nent à plusieurs familles intel­lectuelles et poli­tiques. La plus con­nue, qui ori­ente une bonne par­tie du débat actuel, vise à com­pléter l’État-providence avec un socle uni­versel, de façon à ce que plus per­son­ne ne passe à tra­vers les mailles du filet.

Mais une autre famille mise sur le revenu uni­versel pour pul­véris­er ce même État, avec, par exem­ple, Mil­ton Fried­man, qui pro­po­sait un impôt négatif, sur la base du raison­nement suiv­ante : c’était une erreur de dévelop­per l’État-providence, mais on ne peut s’en débar­rass­er aisé­ment, et la for­mule de l’impôt négatif était la moins nuis­i­ble à ses yeux.

À côté des libéraux clas­siques, il y a égale­ment les lib­er­tariens-con­ser­va­teurs comme Charles Mur­ray, qui pro­pose d’en finir avec toutes les poli­tiques sociales en allouant à chaque adulte 10 000 dol­lars par an, charge à lui de s’assurer et de pré­par­er sa retraite.

On le voit, il y a non seule­ment une forte diver­sité d’instruments, mais aus­si d’idéologies.

Tous met­tent en avant la sim­plic­ité du dis­posi­tif. Est-ce sim­ple­ment parce que les coûts de ges­tion des sys­tèmes com­plex­es que nous con­nais­sons aujourd’hui seraient sig­ni­fica­tive­ment réduits ?

Cela va beau­coup plus loin. On par­le ici d’une visée rad­i­cale de sim­pli­fi­ca­tion qui amène à s’interroger sur la légitim­ité même de l’édifice de pro­tec­tion sociale.

Là encore, si les deux côtés du spec­tre idéologique peu­vent se retrou­ver dans la propo­si­tion, ils n’y met­tent pas la même chose.

Du côté « social­iste » on sera sen­si­ble à une plus grande lis­i­bil­ité d’un sys­tème si com­plexe que les plus mod­estes ignorent sou­vent qu’ils ont droit à une allo­ca­tion, ce qui se traduit par un taux élevé de « non-recours ».

Du côté « libéral » la sim­pli­fi­ca­tion vis­era surtout à lim­iter l’empilement des dis­posi­tifs qui peut con­duire à des formes d’assistanat. Notons que la plus grande sim­pli­fi­ca­tion con­siste à tout supprimer.

La com­plex­ité des dis­posi­tifs ren­voie à une his­toire déjà riche, avec plusieurs mod­èles types de pro­tec­tion sociale.  Assiste-t-on à la vic­toire d’un mod­èle, ou à une nou­velle étape ?

His­torique­ment, la pro­tec­tion sociale, à voca­tion col­lec­tive sinon uni­verselle, a con­sti­tué un dépasse­ment de l’assistance qui, même publique, rel­e­vait encore du monde de la bien­fai­sance et de la philanthropie.

Deux grands mod­èles se sont con­sti­tués : le pre­mier, dit « bis­mar­ck­ien », était un sys­tème con­tribu­tif et pro­fes­sion­nel. Les salariés deve­naient des « assurés soci­aux ». Le sec­ond, dit « bev­eridgien », est financé par l’impôt et sa visée est plus universelle.

En pra­tique, les deux sys­tèmes se sont hybridés. La sécu­rité sociale française, par exem­ple, est bis­mar­ck­i­enne dans son principe, mais au fil des années, les droits se sont élar­gis et la sol­i­dar­ité nationale (donc l’impôt) a pris une place de plus en plus grande dans son finance­ment. C’est le cas dans d’autres pays développés.

Le revenu uni­versel, qui est d’essence bev­eridgi­en­ne, pour­rait être con­sid­éré comme une étape sup­plé­men­taire dans cette évo­lu­tion, avec l’achèvement d’un mou­ve­ment d’universalisation. Mais ce serait insis­ter sur des effets de con­ti­nu­ité, quand il y a poten­tielle­ment quelque chose de pro­fondé­ment nou­veau dans cette propo­si­tion. Le revenu uni­versel, en tout cas, n’est pas la baguette mag­ique qui per­me­t­trait de par­faire l’édifice issu de l’histoire.

Il peut d’ailleurs con­tredire un élé­ment con­sti­tu­tif du « social » : les dis­posi­tifs qui con­stituent la pro­tec­tion sociale sont aus­si des poli­tiques sociales, dont cha­cune vise un effet par­ti­c­uli­er. L’introduction d’un revenu uni­versel ne remet-elle pas en cause cette idée d’une action ciblée sur des prob­lèmes sociaux ?

Oui, s’il s’ag­it d’un rem­place­ment. Non, s’il s’agit sim­ple­ment de com­pléter le sys­tème exis­tant. Mais il faut com­pren­dre que dans les pays dévelop­pés, même si l’on sait que les édi­fices mas­sifs de pro­tec­tion sociale posent bien des prob­lèmes, ils sont pré­cisé­ment si mas­sifs, si enchevêtrés à notre vie, qu’une sub­sti­tu­tion com­plète serait une véri­ta­ble révo­lu­tion, dif­fi­cile­ment imag­in­able. La ques­tion se pose en des ter­mes très dif­férents dans les pays comme l’Inde ou le Kenya, par exem­ple, où la pro­tec­tion sociale reste large­ment à con­stru­ire et où l’on expéri­mente le revenu universel.

C’est une autre façon de con­sid­ér­er la ques­tion des seuils, sou­vent évo­quée. Dans un pays riche, rien de plus facile que d’introduire un revenu uni­versel de 1 euro par an et par habi­tant. Si l’on monte à 500 euros par mois, ce qui peut représen­ter un effort con­sid­érable et des arbi­trages colos­saux à réalis­er, les spé­cial­istes noteront que cela n’aurait aucun effet sur les gens qui béné­fi­cient déjà des dis­posi­tifs actuels (comme le RSA en France). Tout au plus, lim­it­erait-on un peu le taux de non-recours. Pour sim­pli­fi­er, si l’objectif est de lut­ter con­tre la pau­vreté, cela ne sert à rien puisque les instru­ments exis­tent déjà.

Mais pré­cisé­ment, est-ce vrai­ment cela l’objectif ?

C’est toute la ques­tion, et ici on entre vrai­ment dans une autre dimen­sion. Car l’État-providence a été créé his­torique­ment pour pro­téger con­tre les grands risques de l’existence : la mal­adie, la vieil­lesse impé­cu­nieuse, le chô­mage. C’est d’ailleurs la rai­son pour laque­lle une de ses formes prin­ci­pales est l’assurance.

Mais le revenu uni­versel, tel que l’envisagent ses pro­mo­teurs à la fois les plus rad­i­caux et les plus con­sis­tants comme Philippe Van Par­i­js, a un autre objec­tif : per­me­t­tre la lib­erté. De fonder une société où cha­cun pour­ra vrai­ment choisir entre, par exem­ple, un tra­vail ennuyeux mais bien rémunéré ou un tra­vail plein de sens mais qua­si­ment pas rémunéré. C’est pourquoi les chiffres qu’ils pro­posent sont beau­coup plus proches du salaire moyen que des allo­ca­tions sociales. L’objet n’est pas le hors tra­vail, mais le tra­vail lui-même.

Leur idée du reste n’est pas de tout égalis­er, mais d’activer la pos­si­bil­ité d’un choix réfléchi. Cette vision de la société est pro­fondé­ment orig­i­nale, et elle soulève beau­coup de ques­tions. À l’évidence, il ne s’agit pas sim­ple­ment d’inventer la pro­tec­tion sociale du futur, de créer un État-prov­i­dence 2.0. Mais de dot­er cha­cun d’un moyen d’exercer sa lib­erté. Cela demande réflex­ion, non ?

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter