La pandémie a mis au centre des débats une idée qui fut longtemps marginale : le revenu minimum universel. L’un de ses effets les plus intéressants tient à sa capacité à faire émerger de nouvelles représentations. Cette idée soulève des objections aussi sérieuses que les justifications qui viennent à son appui. Innovation de rupture, elle doit être prise au sérieux et constitue un outil de prospective, utile pour imaginer l’avenir mais aussi pour mieux comprendre le présent.
Une sortie de l’utopie ?
Apparue lors de la Grande Dépression et formalisée dans les années 1980, l’idée d’un « revenu minimum d’existence » ou d’un « revenu minimum universel » est longtemps restée marginale, pour ne pas dire utopique. En dehors de l’Alaska, qui en avait fait un moyen de redistribuer la rente pétrolière, décideurs et populations ne semblaient pas intéressés. Mais en quelques années tout s’est accéléré : le Kenya, l’Inde et la Finlande ont lancé des expérimentations, la Suisse a organisé un référendum (perdu). Et c’est aux États-Unis, à la faveur de la pandémie, qu’a eu lieu en 2020 l’initiative la plus puissante, avec la distribution à tous les ménages de chèques de 1200 dollars par personne.
De quoi s’agissait-il : d’une politique monétaire du type helicopter money, prônée jadis par Milton Friedman ? D’une politique sociale (compensant la faiblesse de l’État-providence américain) ? D’une politique de relance par la consommation ? Le simple fait qu’on puisse poser ces questions pointe la plasticité d’un concept difficile à faire rentrer dans les catégories traditionnelles. Son caractère disruptif se lit aussi dans l’étonnante variété des familles intellectuelles et politiques qui le défendent (voir l’entretien avec Julien Damon). Sa puissance tient dans sa simplicité. Sa pertinence fait débat. Mais en faisant momentanément voler en éclats la question du coût de cette mesure, la pandémie a ouvert un espace à la réflexion. L’instauration d’un revenu minimum universel est désormais une option prise au sérieux.
De nouvelles représentations
L’un de ses effets les plus intéressants tient à sa capacité à faire émerger de nouvelles représentations. Par exemple, à l’évocation de son coût exorbitant, ses promoteurs objectent la part considérable de la protection sociale dans les pays développés. La France détient le record avec 32 % du PIB, mais au sein de l’OCDE la moyenne tourne autour de 25 %. La complexité de ces systèmes sociaux va de pair avec des coûts de gestion considérable, et en les supprimant, l’instauration d’un revenu minimum universel pourrait représenter en réalité une économie.
Autre exemple, quand nous réfléchissons aux revenus que nous procure notre travail, nous avons tendance à rapporter notre rémunération à l’intensité de nos efforts, à nos compétences, ou au temps que nous y passons. L’idée du revenu universel éclaire tout ce qu’oublie une telle représentation. En particulier, nous sommes en quelque sorte des rentiers bénéficiant des innovations accumulées et des efforts des générations précédentes. En toute rigueur, une bonne partie de notre rémunération correspond à cette rente. La part de nos efforts, de notre talent, de notre temps personnel, dans cette optique, devient mineure. L’idée d’un revenu universel traduit alors notre réalité collective : nous sommes tous des rentiers.
Le jeu des justifications
Ces renversements d’optique ouvrent sur le panorama très varié des justifications. On en retiendra trois ici. La première est la simplicité, par contraste avec la complexité des systèmes édifiés au fil du temps dans les pays développés. Cette simplicité est associée à une meilleure lisibilité du système, à de moindres coûts de gestion, à une reprise de contrôle politique sur l’énorme édifice de la protection sociale. La seconde est l’idée de justice. Un peu comme la flat tax qui met tout le monde à la même enseigne en matière fiscale, l’idée d’une allocation universelle a la vertu de trancher les débats sans fin sur les droits et les mérites des différentes catégories d’allocataires. La troisième est l’efficacité. Force est de constater que bien des bénéficiaires potentiels des systèmes actuels passent à travers les mailles du filet, principalement en raison du « non recours » dû à de multiples facteurs (mauvaise connaissance du système, illettrisme, honte sociale). En dépit des sommes énormes consacrées au « social », la pauvreté n’a pas disparu des pays riches.
Une proposition critiquée
Mais à ces justifications répondent des critiques tout aussi puissantes. La justice, notamment, est à la fois bien et mal servie par l’idée d’un revenu minimum universel. L’idée de récompenser l’effort, le travail, de valoriser le talent est centrale dans nos sociétés et nourrit une certaine idée de la justice, qui serait malmenée par l’instauration d’un revenu minimum universel. D’un point de vue économique, la question centrale est celle de l’incitation à travailler. De nombreux métiers ne sont assurés aujourd’hui que par le salaire qu’ils rapportent. L’instauration d’un revenu universel dans sa version la plus ambitieuse (entre 1000 et 2000 euros par mois dans les pays riches, suivant les versions) risque de les vider de leur attrait, et renchérirait considérablement le coût de certains emplois, au risque de déstabiliser complètement l’économie. Troisième objection : prise à l’échelle d’un pays, la décision d’instaurer un revenu minimum universel d’un niveau significatif aurait des effets déstabilisateurs en termes d’immigration. C’est pourquoi certains promoteurs de cette idée évoquent d’emblée un niveau mondial – ce qui ouvre sur des questions aujourd’hui insolubles compte tenu des différences de développement dans le monde.
Un outil de critique et de prospective
L’idée du revenu minimum universel soulève donc des objections aussi sérieuses que les justifications qui viennent à son appui. Son principal intérêt aujourd’hui est double. Tout d’abord, son caractère profondément disruptif – au double sens de perturbant et innovant – permet de relancer les réflexions sur les modèles sociaux, avec des angles inexplorés et des représentations renouvelées. Ensuite, en étant liée à des imaginaires politiques et intellectuels très différents, elle reconstitue un espace de débat, ouvert et vivifiant, sur des questions qui ont été longtemps fermées, pour ne pas dire bloquées. C’est donc un outil de prospective, qui nous permet à la fois d’explorer les possibles du monde de demain (sur une planète plus développée, plus robotisée, où la question du travail humain devient moins centrale, pourquoi pas ?) et de regarder d’un œil neuf le monde dans lequel nous vivons.