En quoi les semi-conducteurs sont aujourd’hui essentiels ?
Mathieu Duchâtel. Ils sont essentiels au fonctionnement de l’industrie automobile, actuellement en pleine transformation, et de l’informatique, qui absorbe le haut de gamme à forte valeur ajoutée, des processeurs et des puces mémoire dans sa production de smartphones, d’ordinateurs, de centres de gestion de données. Enfin, les semi-conducteurs sont essentiels à l’industrie de défense, ce qui donne un caractère stratégique à leur conception et à leur production. Ils sont présents des missiles jusqu’au domaine de la cyber-sécurité devenu majeur dans la conduite des opérations militaires.
C’est un marché estimé à 600 milliards de dollars. Les principaux pôles de conception et de production sont les USA, la Chine, l’Europe, la Corée du sud, Taïwan et le Japon. Les principales entreprises sont américaines pour la conception (Broadcom, Qualcomm, Nvidia, Apple) et asiatiques pour la production (TSMC, Samsung, SMIC). On distingue les technologies les plus avancées (gravure dans des nœuds égaux ou inférieurs à 7 nanomètres, aujourd’hui 5, demain 3 et puis 2), qui répondent surtout aux besoins haut de gamme des technologies de l’information et de la communication du reste du marché (14, 28, 55 nanomètres et au-delà), qui suffit amplement aux industries automobiles et d’armement.
Quelles sont les raisons de la pénurie actuelle ?
Il y a deux facteurs : la rupture de l’approvisionnement consécutif à la crise du Covid et la compétition sino-américaine qui a amené des acteurs chinois menacés de restrictions d’accès par les États-Unis à constituer des stocks. Concernant la crise du Covid, le phénomène a commencé fin 2020 dans l’industrie automobile. Ces difficultés pourraient durer au moins jusqu’à la mi-2022. Il faut savoir que l’industrie automobile consomme pour 110 milliards de dollars de semi-conducteurs par an. Mais ce phénomène de pénurie s’est étendu dans une certaine mesure au secteur des smartphones et des objets connectés.
Enfin, concernant la constitution de stocks, on peut citer Huawei qui a acheté pour 13 milliards de dollars de semi-conducteurs en 2019. Les comportements d’autres acteurs chinois menacés par les États-Unis dès 2019/2020, comme ZTE ou SMIC, ne sont pas chiffrés mais il est logique qu’ils aient aussi cherché à constituer des stocks pour anticiper de possibles restrictions, qui ont vraiment été adoptées par le département du Commerce au deuxième semestre 2020.
On observe une dépendance à quelques pays. Quels sont les risques stratégiques et les réponses apportées par les états ?
On observe un mouvement de soutien à la production nationale pour atténuer l’interdépendance. Trump a fait un pont d’or au taïwanais TSMC, qui construit actuellement une gigantesque usine en Arizona. Biden demande 50 milliards de dollars au Congrès pour soutenir cette industrie. Les Européens ont pris conscience de l’importance de renforcer la production sur leur sol et vont passer à l’action. Mais c’est surtout vis-à-vis de la Chine que les États et les entreprises se positionnent.
Elle est, une fois n’est pas coutume, la grande perdante car elle souffre d’un retard technologique vis-à-vis des États-Unis, de la Corée et de Taïwan, qui sont alliés pour maintenir la Chine à deux ou trois générations en arrière. Pour expliquer cela, il faut comprendre la chaîne de valeur des semi-conducteurs. Leur conception représente 47% des ventes du secteur, et elle est dominée par la Silicon Valley, de Nvidia à Qualcomm. Il y a un duopole TSMC à Taïwan et Samsung en Corée du Sud pour les procédés de fonderie les plus avancés. Fermer l’accès des entreprises chinoises aux leaders du secteur les coupes de certains segments de la compétition mondiale. Par exemple, sans accès à TSMC, Huawei ne peut plus fabriquer de smartphones haut de gamme.
Mais la Chine conserve des atouts liés à son échelle. TSMC a coupé ses liens avec Huawei, produit le haut de gamme pour Apple à Formose mais investit également pour l’extension de sa fonderie de Nankin (Chine) pour répondre aux besoins de l’industrie automobile.
Et sur le plan géopolitique, TSMC est un atout pour Taïwan. On imagine mal un gouvernement américain risquer la perte de l’accès aux technologies TSMC les plus avancées dans le cas d’un scénario catastrophe qui verrait la Chine envahir Taïwan.
La Chine ne peut-elle pas rattraper son retard ?
La Chine a des ambitions de leadership, mais elle en est très loin. Elle a fixé un objectif de production de 75% de ses besoins en semi-conducteurs pour 2025 et elle est actuellement à 15%. Elle n’a plus accès aux technologies étrangères et fait face à des goulets d’étranglement sur les EDA (Automatisation de la conception électronique) et la lithographie extrême ultraviolet. Cette deuxième technologie, qui permet de franchir le seuil des 7 nanomètres, est le monopole d’ASML, une entreprise néerlandaise, deuxième capitalisation européenne. Il faut comprendre que le développement des semi-conducteurs est une course à la miniaturisation. Elle suit la loi de Moore et le rattrapage technologique est très difficile quand on est exclu du cercle vertueux d’innovation qui existe entre les concepteurs, les producteurs et leurs différents fournisseurs et que l’on a accumulé du retard. La Chine souhaite acheter cette technologie, mais elle en est aujourd’hui totalement privée.
Quelle est la stratégie des européens ?
Les Européens disposent de capacités de production, d’un leader mondial, ASML, et concentrent leurs forces sur la R&D. 20% du plan de relance européen est dédié à la transformation numérique, et un nouveau Important Projet d’Intérêt Commun Européen pour la nanoélectronique doit être prochainement validé par la Commission européenne. Pour autant, des désaccords persistent, notamment sur les choix de segment de marché. Thierry Breton, Commissaire européen pour le marché intérieur, estime que l’Europe doit produire du très haut de gamme, alors que les industriels ne voient pas comment concurrencer TSMC sur ce marché où ils ont beaucoup d’avance.
Quels rôles jouent des pays comme la Corée et le Japon dans la géopolitique des semi-conducteurs ?
Chacun possède des points forts. La Corée du Sud, avec Samsung, est dans le duopole de la gravure haut de gamme et peut donc accompagner les grands leaders de l’informatique dans leur production de produits innovants. Bien sûr, la branche nanoélectronique de Samsung nourrit son offre aux consommateurs. Le Japon est un géant des matériaux avec des compagnies comme Shin Etsu ou JSR qui dominent certains segments du secteur. Ils ont des stratégies différentes : la Corée du Sud cherche l’équilibre entre la Chine et les États-Unis tout en étant contrainte d’accepter les restrictions aux transferts de technologie mises en place à Washington, le Japon joue beaucoup plus franchement la carte de l’alliance, et se tourne vers l’Europe pour construire l’avenir.