L’Indo-Pacifique est de plus en plus perçu comme un espace de confrontation, alors qu’il était présenté depuis plusieurs décennies comme le modèle achevé du « doux commerce », avec des relations apaisées par les échanges commerciaux. Ce modèle était-il une illusion ?
Pierre Grosser. Non, mais il a une histoire. L’expression « Asie-Pacifique » émerge à la fin des années 1980. Le contexte géoéconomique est alors marqué par la fin de la guerre froide, un Japon triomphant venant prendre la place de l’URSS comme défi n° 1 pour les États-Unis. À Washington, on perçoit alors le risque d’un « recentrage asiatique ». Si pour les Américains il y a une place à prendre dans ce qu’on décrit alors comme le « siècle du Pacifique », la puissance des économies asiatiques (Japon, mais aussi Dragons et bientôt Tigres) leur apparaît aussi comme un défi. Le Pacifique est alors un espace d’échanges commerciaux, mais qui creusent les déficits des États-Unis.
L’APEC (1989) est une manière pour les États-Unis et l’Australie d’éviter la constitution d’un bloc asiatique et de développer un régionalisme ouvert facilitant les échanges Asie-Pacifique. Le Japon est d’accord, notamment parce que ses dirigeants craignent d’être accusés par Washington de revenir à l’asiatisme des années 1930, avec domination par Tokyo.
Dans les années 1990, des sommets sont organisés régulièrement et un grand espace de libre-échange se développe. Cette réalité n’a pas disparu. Néanmoins, avec la crise de l’OMC dans les années 2000 et la difficulté grandissante à négocier des accords commerciaux mondiaux, de multiples accords bilatéraux sont signés entre les pays de la région, et désormais des accords plus larges (mais Trump a refusé le TPP négocié par Obama).
L’entrée de la Chine dans ce jeu bouscule-t-elle ce paradigme du « doux commerce » ?
Elle est rendue possible par la décision du président Clinton, au milieu des années 1990, de dénouer le lien entre commerce et droits de l’homme — une façon de tourner la page Tienanmen. L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 apparaît dans un premier temps comme une confirmation de ce cercle vertueux entre commerce, paix, et démocratisation.
Par rapport aux années 1980 où le Japon avait vraiment fait peur (fin 1988, il contrôlait 50 % des ventes mondiales de semi-conducteurs et on évoquait alors un « Pearl Harbor » des composants), le début des années 2000 semble marqué par une certaine naïveté face à la Chine. Personne alors n’imaginait sa montée en gamme technologique ni ses effets destructeurs sur les emplois industriels occidentaux.
À la fin des années 1990, plusieurs débats avaient pourtant posé des questions cruciales. Entre 1996 et 2000, une première discussion porte sur l’accession de la Chine au statut de grande puissance, et un livre évoque même la possibilité d’un conflit. Mais ce débat stratégique et militaire est vite clos. Au début de la présidence Bush, les Américains décident de se concentrer sur les « peer competitors », dont la Chine. Mais les attentats du 11-Septembre font passer au second plan la réflexion sur le défi chinois. Aujourd’hui les Américains s’interrogent : ne se sont-ils pas trompés d’ennemi, en s’épuisant dans la guerre globale contre le terrorisme ?
Quand les Américains ont-ils commencé à avoir des doutes ?
La crise financière qui commence en 2008 ouvre une nouvelle étape : très vite, les Occidentaux s’aperçoivent que leurs économies souffrent alors que la Chine accélère. Certes, il y a une forme d’équilibre : les Américains achètent à bon marché des produits chinois, les Chinois achètent en retour de la dette publique américaine. Ce duo macroéconomique est un temps présenté comme un « G2 », au sommet de la gouvernance mondiale. Mais le partenaire chinois est de plus en plus perçu comme un rival.
Le défi chinois est alors formulé à travers des images nouvelles, comme le « collier de perles », qui décrit la présence plus « assertive » de Beijing en mer de Chine, avec la poldérisation qui permet de transformer de simples îlots en îles, et surtout l’activisme chinois dans l’océan Indien : Sri Lanka, Birmanie.
Ce contexte explique le rapprochement accéléré entre les États-Unis et l’Inde. On voit pour la première fois émerger le thème de l’Indo-Pacifique. À l’initiative du Premier ministre japonais Shinzo Abe, est lancé en 2007 le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quadrilateral Security Dialogue, Quad), une coopération informelle entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde. Le pivot vers l’Asie, qui est affirmé pleinement par Obama en 2011–2012, a en fait commencé sous George W. Bush.
Ce pivot marque-t-il un tournant majeur ?
Oui, même s’il faut comprendre qu’il n’est pas tourné contre la Chine, dont les Américains ont besoin sur des sujets comme la prolifération nucléaire (Corée du Nord, Iran). Le pivot traduit d’abord l’ambition de se concentrer sur l’Asie, en réinvestissant les organisations régionales (ASEAN, Shangri-La Dialogue). Obama évoque un « rebalancing », mais en termes de troupes déployées, le changement est peu significatif : avec les conséquences des révolutions arabes et l’émergence de Daech, les Américains ne se dégagent pas du Moyen-Orient.
Ce qui a peut-être plus de portée, alors, est le projet des Routes de la soie lancé par Beijing en 2013, qui marque une étape nouvelle dans l’affirmation chinoise. Mais on n’en est pas à la rupture.
C’est sous Trump qu’a lieu la bascule, avec un discours du vice-président Mike Pence en 2018 qui marque une rupture. Les Européens sont hors-jeu : seuls les Britanniques s’intéressent à l’Indo-Pacifique et, à partir de Hollande puis sous Macron (en partie dans le cadre de liens renforcés avec l’Australie qui prennent alors la forme d’une coopération militaire), les Français, en partie pour conserver leur statut de puissance mondiale vis-à-vis des États-Unis. Ces derniers reprennent le thème (japonais) de l’ « Indo-Pacifique libre et ouvert », qui dans ce nouveau contexte s’oppose diamétralement aux ambitions de Beijing en mer de Chine. La question de Taïwan resurgit. Depuis le début de la pandémie, la Chine semble occupée à mettre en ordre ses affaires intérieures. La question de la confrontation reste ouverte, les États-Unis étant accusés de se chercher un nouvel ennemi et de vouloir rejouer la guerre froide pour ne pas être dépassés par la puissance chinoise, et la Chine de vouloir se placer au centre du monde et de le plier à ses intérêts.