La montée en puissance de la Chine au cours de ces dix dernières années a été spectaculaire, notamment en ce qui concerne la technologie. Dans de nombreux secteurs, il semblerait qu’elle vise la suprématie mondiale. Cela fait-il partie d’une stratégie de long terme ? Était-ce prévisible ?
Le Parti communiste chinois a été surpris plus d’une fois par les conséquences de ses propres politiques. À la fin de la Révolution culturelle, lorsque la Chine a commencé à se reformer, le gouvernement n’avait pas pris en compte un phénomène qui allait se révéler décisif : une importante cohorte de jeunes gens instruits qui avaient été envoyés à la campagne pour être rééduqués sont revenus dans les villes. En raison de leurs « mauvaises » origines sociales, ils ne pouvaient pas obtenir d’emploi dans la fonction publique. Beaucoup sont donc devenus des entrepreneurs. Personne ne l’avait prévu, mais avec le temps, l’esprit entrepreneurial a pris de l’ampleur.
Le développement technologique de la Chine fut en partie un processus aléatoire que les autorités ont essayé, sinon de contrôler, du moins de gérer. En ce qui concerne les technologies de l’information et de la communication, les dirigeants chinois se sont montrés très efficaces avec une vue d’ensemble top-down qui a consisté à créer un environnement de marché libre permettant l’expérimentation.
Il a ensuite suffi au Parti de regarder le match et d’observer les entreprises les plus performantes se hisser au sommet avant d’en prendre progressivement le contrôle. Le comportement des géants chinois de la technologie s’apparente à ce que la sociologue américaine Shoshana Zuboff appelle le « capitalisme de surveillance » : anticoncurrence, abus des données des consommateurs. Le Parti s’efforce désormais de réglementer ces entreprises en les obligeant à faire de la place aux nouveaux entrants et à cesser d’exploiter le surplus numérique de leurs clients.
Il existe par ailleurs une clause de sortie : l’État peut accéder à toutes ces données quand il le souhaite. La Chine collecte également de grandes quantités de données occidentales, stockées dans des entrepôts numériques dans tout le pays, et les entreprises du secteur privé sont fortement incitées à les passer au crible pour trouver des informations qui pourraient aider le Parti.
Les États occidentaux sont encore imprégnés de l’idée que seules certaines informations ont besoin d’être protégées. Nous commençons seulement à nous rendre compte que, regroupées avec d’autres ensembles de données et analysées à travers le filtre de l’intelligence artificielle, des données qui, en soi, sembleraient inoffensives, peuvent être très révélatrices – d’une manière que nous ne souhaitons peut-être pas.
Quel type de suprématie la Chine cherche-t-elle à atteindre ?
En devenant une puissance technologique, la Chine a commencé à réaliser qu’elle pouvait utiliser ses capacités croissantes pour façonner l’environnement international. Dans les domaines de la cybergouvernance et de la cybersécurité, elle a compris que si elle parvenait à faire de ses normes technologiques des normes mondiales, elle pourrait ensuite utiliser son écrasante puissance industrielle et économique pour prendre une position dominante au niveau mondial dans des domaines clés. C’est ce que les États-Unis ont fait au XXe siècle et ce que nous, les Britanniques, avons fait au XIXe siècle avec le télégraphe. Lorsque vous câblez le monde, cela vous donne beaucoup d’influence et de pouvoir.
L’un des principaux objectifs des Chinois est d’améliorer l’acceptation internationale de leur système politique et de leurs valeurs, ce qui permettra de rassurer un parti communiste qui vit dans une paranoïa constante. Il y a aussi la dimension militaire. La Chine a travaillé dur pour devenir un concurrent crédible des États-Unis et elle est en passe d’atteindre cet objectif. Elle a meme pris de l’avance dans certains domaines de la technologie militaire, comme l’hypersonique. La Chine dispose également d’un avantage considérable en termes de renseignement, alors qu’elle déploie la version numérique de sa « route de la soie », qui est un sous-ensemble d’une stratégie mondiale beaucoup plus vaste.
Si la Russie dispose d’atouts considérables en matière de cybercriminalité, personne ne va acheter un système d’exploitation ou un ordinateur russe. Bien que la Russie ait activement réfléchi aux questions de cybersécurité et de cybergouvernance, c’est la Chine qui, grâce à ses positions dominantes et à sa capacité à commercialiser sa technologie, est la mieux placée pour faire la pluie et le beau temps dans ces domaines.
Comment l’Occident réagit-il ?
Les dirigeants chinois considèrent désormais comme acquis que les États-Unis sont déterminés à empêcher la montée en puissance de la Chine. C’est une situation dangereuse. Mark Twain a dit: « L’histoire ne se répète pas, mais parfois elle rime. » De fait, il y a bien des similitudes avec le Japon impérial des années 1930. En d’autres termes, si la Chine est au pied du mur et qu’elle sent qu’elle n’a pas d’autre choix, elle peut se déchaîner.
L’intégration commerciale était autrefois un facteur de paix. Mais cette tendance s’est inversée. Il y a eu une surconcentration dans la fabrication de produits stratégiques en Chine. Avant la crise du Covid-19, les grandes entreprises étrangères commençaient déjà à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement. Ce mouvement prend de l’ampleur. L’âge d’or où la Chine était l’usine du monde touche à sa fin.
Au début de l’année dernière, le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, a déclaré que la grande question était de savoir si les États-Unis étaient prêts à coexister avec un pays dont la culture, les valeurs et le stade de développement sont très différents. Son discours extérieur porte sur la coexistence. Cependant, le message interne est celui d’une compétition existentielle entre le capitalisme et le socialisme.
Y a‑t-il une place pour les Européens dans cette compétition mondiale ? L’UE et le Royaume-Uni manquent d’expertise et ont du mal à comprendre la Chine. Ils ont d’excellents spécialistes dans les universités, mais leurs connaissances ne se traduisent pas par une prise de conscience politique. En outre, les intérêts politiques et commerciaux ont tendance à diverger, tant au niveau national qu’au sein de l’UE entre les exportateurs nets et les importateurs nets.
La préférence de la Chine serait d’avoir en face d’elle une Europe unie et prévisible. Mais en réalité, il s’agit d’un kaléidoscope de 27 États ayant chacun des objectifs très différents. La tentation de diviser pour mieux régner est très forte.
La technologie renforce-t-elle ces tendances ?
Je suggère toujours à mes amis chinois de lire ce que dit Karl Popper sur la pauvreté de l’historicisme. Ils ne liront pas Popper parce qu’il se montre très dur à l’égard du communisme. Mais son idée fondamentale est qu’on ne peut pas prédire l’avenir, parce qu’on ne peut pas prédire comment la technologie va évoluer.
La technologie peut contribuer à libérer le potentiel de nombreux pays, pas seulement la Chine et les États-Unis. Ainsi, les drones turcs, peu sophistiqués, ont pu modifier l’équilibre militaire dans le Haut-Karabakh. L’Europe peut façonner son propre destin si elle maîtrise les fondamentaux. Nous devons créer un environnement favorable à la technologie européenne, puis développer des applications des technologies existantes qui apporteraient une valeur ajoutée et donneraient aux Européens un certain poids.
Dans l’informatique quantique, l’Europe compte quelques champions. Comment maintenir ces entreprises à flot suffisamment longtemps ? Aux États-Unis, ces jeunes pousses seraient rachetées par l’une des grandes entreprises technologiques ; en Chine, elles bénéficieraient de généreuses subventions publiques. L’Europe peut-elle trouver un moyen de subventionner ces jeunes pousses jusqu’à ce qu’elles puissent tirer des revenus de leurs recherches ?
La 5G est aujourd’hui au point mort, elle ne sert guère qu’à accélérer le temps de téléchargement des vidéos. On en restera là tant que nous ne développerons pas les applications qui permettront d’en tirer parti. Si vous n’investissez pas dans les véhicules autonomes ou dans la robotique, si vous n’autorisez pas des applications aventureuses pour l’intelligence artificielle, la 5G ne réalisera pas son potentiel.
L’Europe devrait également commencer à s’éloigner du principe de précaution, et plus largement à se donner les moyens de rattraper les leaders technologiques dans des domaines comme l’IA, la biotechnologie et la robotique. La confidentialité des données est également un problème : il faut trouver un moyen terme entre respect de la vie privée et innovation.
Les technologies émergentes peuvent servir les intérêts de l’humanité si elles sont utilisées correctement. Peut-être que dans chaque comité gouvernemental consacré à ces sujets, il devrait y avoir deux ou trois criminels de carrière, afin de pouvoir anticiper la façon dont un acteur malveillant pourrait abuser de ces technologies, et ainsi prévenir les abus. Dans tous les cas, nous avons besoin de compétences diverses.
À ce titre, les questions technologiques devraient être au cœur de l’agenda politique. L’année dernière, le Politburo chinois a consacré deux jours à la technologie blockchain. C’est ainsi qu’il faut procéder si l’on veut comprendre l’avenir et se donner une chance de le façonner.