Le gaz revient sur le devant de la scène
Dans la première moitié des années 2000, la crainte d’une dépendance accrue envers des sources situées en dehors de l’OCDE était l’enjeu principal des discussions autour du gaz. Deux types de réponses ont été observées à travers le monde, et ont largement structuré l’évolution de la scène gazière internationale au cours des dernières années.
La première est centrée sur la demande et correspond notamment à la voie choisie en Europe. Au sein de l’UE, l’inexorable montée de la dépendance gazière (cf. figure 1) et les annonces russes visant à rééquilibrer vers la Chine leur politique d’exportation ont indubitablement favorisé l’adoption de politiques volontaristes visant à freiner la consommation de gaz, notamment dans le secteur de la génération électrique1. Ces politiques, combinées aux effets de la crise économique et du ralentissement de l’activité industrielle, ont effectivement réussi à juguler l’expansion de la consommation de gaz, qui n’a toujours pas retrouvé son pic de 2010 (cf. figure 1).
Figure 1 : La dépendance croissante de l’ensemble UE 27 + Royaume-Uni
La seconde est tournée vers l’offre. Les prix élevés qui prévalaient au début du siècle ont stimulé l’investissement, notamment dans l’exploration de nouvelles zones ainsi que dans l’innovation sur les techniques d’extraction. En matière d’exploration, des succès ont été obtenus dans de nouvelles régions (en Méditerranée orientale, au Mozambique, en Tanzanie, au Sénégal et les découvertes de gaz associé dans les réservoirs pétroliers « pre-salt » au Brésil), ce qui a contribué à modifier la perception d’une rareté géologique inéluctable2. En matière de technologie, le bouleversement le plus notable concerne l’essor fulgurant et inattendu de la production de gaz non-conventionnel aux États-Unis, véritable innovation schumpétérienne portée par des entrepreneurs.
Cette technologie a transformé la production de gaz américaine, qui semblait jusqu’alors vouée à un déclin inexorable. L’essor fut tel que le pays est devenu autosuffisant, puis exportateur de GNL [gaz naturel liquéfié]. Au-delà des effets immédiats sur le secteur énergétique américain (déclassement prématuré et reconversion des infrastructures prévues pour l’importation de GNL, baisse du prix du gaz ayant stimulé l’expansion de la consommation de gaz, notamment dans la génération électrique au détriment du charbon), cet essor s’est accompagné d’une kyrielle de bouleversements de portée économique et géostratégique.
Une révolution du commerce international
Du point de vue économique, l’essor du GNL américain a profondément modifié l’organisation du commerce international gazier en accélérant sa « commoditisation ». Celui-ci était historiquement régi par des contrats à long terme (10 ans ou plus) relativement inflexibles et comportant des restrictions sur les destinations, des volumes fixes, des prix largement indexés sur ceux du pétrole et une logistique rigide basée sur des navires fonctionnant selon le principe de la ligne de tram. En raison de l’accroissement inattendu de la production américaine, le marché mondial du GNL a affiché un excès d’offre qui a renforcé le pouvoir de négociation des importateurs. Ces derniers ont ainsi pu obtenir des termes contractuels moins rigides (comme la possibilité de procéder à des redirections de cargaisons, des flexibilités sur les volumes) et l’apparition d’indexation sur les prix de marché du gaz naturel. Cette organisation a favorisé l’apparition d’arbitrages intercontinentaux. De ce fait, le marché du GNL est devenu davantage globalisé3.
Bouleversements géostratégiques
L’essor du gaz de schiste américain a aussi eu de profondes répercussions géostratégiques, qui vont au-delà de la simple mise en sommeil du projet de création d’une OPEP du gaz. Au Moyen-Orient, les grandes chaînes d’exportation de GNL qataries, envisagées pour exporter à destination des États-Unis, ont dû trouver de nouveaux débouchés. Concernant l’Iran et ses immenses réserves, la situation d’excédent d’offre rend difficile le développement de projets d’exportation. En Asie, le GNL américain est porteur de diversification, en offrant une alternative aux sources situées au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et en Australie. Au-delà, il est notoire que, pour certains pays importateurs asiatiques (notamment en Corée du Sud ou au Japon), des considérations liées à la défense et à la sécurité nationale ont pu jouer un rôle dans la décision d’importer du GNL américain. La Chine étant importatrice de GNL, la question gazière n’a pas manqué de s’inviter au menu des récentes disputes commerciales entre ce pays et les États-Unis.
En Europe, le GNL américain joue également un rôle même lorsqu’il n’est pas importé. En effet, l’exemple lituanien a montré que suite à l’ouverture d’un terminal de regazéification, l’entreprise russe Gazprom – le fournisseur dominant – avait préféré réviser ses tarifs à la baisse pour éviter l’arrivée de GNL. L’excédent d’offre permet donc de fortement modérer le pouvoir de marché des fournisseurs dominants externes à l’Union européenne.
Les enjeux à venir
Dans une célèbre analyse de 2011, l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE) prédisait le début d’un « âge d’or du gaz », justifiant ce point de vue par la mise en avant de l’abondance des réserves, la faiblesse du prix américain (à moins de 4 $ par million de Btu), et la flexibilité de la génération thermoélectrique à base de gaz, qui en fait un bon complément aux énergies renouvelables intermittentes.
Pour autant, l’avenir du gaz est-il nécessairement radieux ? Il est vrai que le gaz naturel représente actuellement près d’un quart de la consommation mondiale d’énergie primaire, et que cette part est en croissance4. Mais au-delà de la prochaine décennie, le rôle du gaz dans la transition vers un monde bas-carbone reste incertain, et il est important de garder à l’esprit les arguments en faveur et opposés à cette énergie.
Pour les tenants de l’option gazière, au moins trois éléments plaident en faveur d’un maintien de cette forme d’énergie. Le premier concerne sa versatilité : le gaz est polyvalent et peut convenir à de nombreux usages (production d’électricité, chauffage des bâtiments résidentiels et tertiaires, alimentation des chaudières industrielles, carburant pour les transports, matière première dans l’industrie chimique).
Le deuxième concerne l’existence d’un stock important d’infrastructures de transport et de distribution qui peuvent être mobilisées pour obtenir à court terme des réductions d’émission. En effet, le gaz présente une empreinte carbone comparativement plus faible que celles du pétrole, de la houille ou du lignite. Une substitution massive de ces combustibles plus polluants par du gaz naturel permettrait donc de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Le troisième argument est que ces infrastructures peuvent également être utilisées pour favoriser l’émergence de gaz renouvelables (comme le bio-méthane ou l’hydrogène). Dans cette optique, le gaz naturel est fréquemment présenté comme un « combustible de transition », qui pourrait favoriser la sortie des produits pétroliers ou du charbon et l’essor des gaz « verts ».
Cependant, pour ses opposants, le gaz naturel reste un contributeur net au réchauffement climatique et il convient de l’éliminer au plus vite du mix énergétique. Le respect des trajectoires climatiques commande alors de diminuer les capacités de l’industrie gazière.
Les politiques récemment annoncées en Europe et au Japon relèvent de la seconde option, et envisagent une sortie progressive du gaz naturel. Cependant, malgré leurs tailles, ces économies ne peuvent influencer seules l’avenir de la demande gazière. En effet, le « centre de gravité » de la consommation mondiale est désormais situé en dehors des pays de l’OCDE, et il faudra suivre laquelle de ces deux voies deviendra prépondérante dans ces économies.
En parallèle, indépendamment du suivi de ces discussions sur la demande et le rôle futur du gaz, il sera intéressant de garder un œil sur l’offre. Si les craintes de rareté semblent pour l’instant écartées, des interrogations subsistent sur les conditions de développement de certaines réserves découvertes récentes. Concernant les gaz de schistes, il est permis de s’interroger sur la réplicabilité du modèle américain basé sur l’extraction des gaz non conventionnels. L’expansion de la production américaine suscite actuellement des velléités d’imitation, notamment en Chine et en Argentine. Cependant, les exemples polonais et algériens – où l’enthousiasme initial est retombé – ont montré que les conditions du succès ne sauraient se réduire à la seule détention d’une géologie favorable, mais nécessitent également un ensemble de facteurs : structure industrielle, ressource en eau, gazoducs.