Quelle est votre définition du concept de metaverse ?
Julien Pillot. Celle qui est communément admise désigne une fusion entre des mondes virtuels dans lesquels on intègre des espaces qui, eux, sont ancrés dans le réel. On pourrait même parler des metaverses, car il n’y a pas qu’un – il en existe déjà plusieurs comme Roblox par exemple ou Fortnite, qui est un exemple de metaverse 1.0. Fortnite est avant tout un jeu de type Battle Royale. Ce genre très populaire mêle jeu de tir et jeu de survie sur le principe du « il ne peut en rester qu’un ». En solo ou en équipe, une centaine de joueurs s’affrontent jusqu’au dernier en réseau. Et à côté des arènes de combats coexiste un univers social persistant avec plus de 350 millions de comptes enregistrés en 2020.
Dans cet univers persistant 100 % digital, les développeurs peuvent laisser la place à d’autres développeurs – entreprises ou marques tierces – afin qu’ils puissent concevoir les modules à ancrer dans le réel. L’éditeur de Fortnite, Epic Games, organise régulièrement à côté de son jeu des événements sociaux, à l’instar des concerts donnés par des stars planétaires comme Travis Scott avec 27 millions de joueurs unique présents ou d’Ariana Grande avec 78 millions de viewers. On a bien une adjonction avec la réalité parce que ces concerts virtuels, avant d’être numérisés par les développeurs de Fortnite, ont été imaginés et chorégraphiés par des vrais artistes, que l’on pourrait d’ailleurs éventuellement aller voir sur une scène physique. Mais l’événement a bien lieu dans un univers virtuel et ce sont nos avatars virtuels qui participent au concert. Le metaverse, c’est ça.
Pourra-t-on voyager aisément entre les différents modules d’un metaverse ?
On peut tout imaginer, en fait, parce qu’aujourd’hui, le metaverse est plus une vue de l’esprit qu’un projet réalisé. Le vrai metaverse, ce fantasme qui habite beaucoup de gamers et de développeurs de jeux vidéo depuis des décennies, est lié à la réalité virtuelle. Pour entrer dans ce metaverse rêvé, il faut se coiffer d’un casque de réalité virtuelle avec des possibilités sensorielles et d’immersion qui sont évidemment démultipliées. Et dans cet univers virtuel, vous pourriez vivre différentes expériences sociales, dont certaines auraient un ancrage dans le réel.
Pourquoi ne pas visiter un musée qui aurait été complètement numérisé ? Pourquoi ne pas aller dans une boutique où votre avatar pourrait essayer des t‑shirts, des robes, des jeans qui existent bel et bien dans la sphère réelle et que vous pourriez éventuellement commander pour les recevoir chez vous ? Ou inversement, pourquoi ne pas imaginer que le t‑shirt que vous venez d’acheter dans une boutique physique puisse être numérisé pour équiper également votre avatar numérique ? Une économie parallèle pourrait se mettre en place, de même qu’une certaine forme d’organisation sociétale et d’autres institutions.
Quelle différence avec une expérience passée qui a été à la fois une réussite et un échec, c’est-à-dire Second Life ?
Second Life, une simulation de vie apparue en 2003, est vraiment la première tentative de metaverse. L’ambition initiale des développeurs était de créer, jusqu’au nom même du jeu, une expérience virtuelle alternative à la vie réelle dans laquelle une liberté totale serait laissée aux joueurs pour construire l’univers. Mais le jeu est resté au stade du balbutiement car les technologies de l’époque, très peu sensorielles, très peu expérientielles, étaient trop limitées et le jeu a mal vieilli.
L’idée des très grands acteurs du numérique aujourd’hui, notamment Facebook, est de concevoir – à terme – une sorte de Second Life, mais avec toute la puissance technologique actuelle, probablement avec un contrôle accru sur le degré de liberté conféré aux joueurs, et une relation commerciale BtoB clairement établie avec les développeurs de modules. Derrière, on imagine bien des systèmes de paiement en monnaie numérique, et finalement, la création d’une véritable économie parallèle à l’intérieur de ce metaverse, ce que n’a pas pu complètement réaliser Second Life.
En quelque sorte, avec Second Life, on a eu l’odeur du metaverse, mais on n’avait pas encore la saveur. Les visions actuelles autour des metaverses nous font saliver. Mais ce sont des visions qui ne pourront pas arriver à maturité avant de nombreuses années. Le saut technologique et les investissements nécessaires sont colossaux. Il faut s’attendre à ce que les premiers gros démonstrateurs techniques, forcément limités à un type d’expérience en particulier, arrivent rapidement. Notamment, Horizon Workrooms de Facebook.
Depuis la révolution informatique, le jeu vidéo joue souvent le rôle de médiateur des nouvelles technologies auprès du grand public.
C’est normal parce que le jeu vidéo est devenu un divertissement mainstream et un média à part entière. Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, il a remplacé dans le cœur de beaucoup de visionnaires le cinéma comme vecteur d’innovations. Les investissements dans le jeu vidéo au sens large sont désormais colossaux. Ils permettent de financer l’innovation, de créer des prototypes qu’il s’agira de tester auprès du grand public.
C’est la première industrie culturelle en valeur. Certes, il y aura toujours plus de personnes pour écouter de la musique que de joueuses et joueurs de jeu vidéo. Mais ce n’est pas pour autant que les enjeux en matière d’innovation, de technologie, d’industrie, d’emploi, si on va jusqu’au bout de la logique, ne se focalisent pas sur le secteur du jeu vidéo. D’autant que le jeu vidéo dispose aussi de joueurs technophiles qui sont autant de potentiels early-adopters en puissance. Pour les entreprises innovatrices, cette sociologie de gamers est une véritable aubaine pour tester leurs nouvelles propositions de valeur avant de les faire connaître auprès du grand public.
Pourquoi le metaverse est-il dans l’air du temps ?
Commençons par dire que c’est un buzzword parce que les marketeux s’en sont emparés. Souvent, en économie de l’innovation, on retrouve ce circuit. Le terme s’impose tant que les gens du marketing s’y intéressent, et ils s’y intéressent parce qu’ils pressentent que, premièrement, il y a du budget communication à dépenser et que, deuxièmement, il y a un marché derrière. S’il n’y a pas de marché immédiat, il arrive que le buzzword tombe en désuétude, chassé par la nouvelle mode. Mais ce n’est pas pour autant que le concept initial a disparu et que les entreprises impliquées dans le développement des concepts et technologies ne continuent pas à travailler. Derrière le metaverse, il y a surtout une vision technologique, un fantasme alimenté par les visionnaires du jeu vidéo, et du numérique au sens large. D’où sa popularité grandissante, bien portée par la puissance médiatique et économique de ses plus grands ambassadeurs, Facebook, Microsoft ou Tencent en tête.