Depuis deux ans, notre but à la chaire de recherche et d’enseignement Science et jeu vidéo est de faciliter les échanges entre trois acteurs principaux : les chercheurs, toutes sciences confondues, les experts de l’industrie vidéoludique et, enfin, nos étudiants, qui se trouvent être des polytechniciens. Les premiers savent utiliser le jeu vidéo pour vulgariser les sciences depuis les origines de ce divertissement. Par exemple, le jeu Tennis for two, l’ancêtre de Pong, a été développé en 1958 à Brookhaven, un laboratoire de recherche près de New York. L’idée des chercheurs était de démontrer les capacités de l’ordinateur au grand public lors d’une journée portes ouvertes.
Les premiers gamers étaient des scientifiques du monde entier installés dans des centres de recherche, une situation qui a perduré des années avant que le jeu vidéo ne se popularise au début des années 1970. Cette chaire, qui repose sur une poignée de professionnels du jeu en résidence à Polytechnique, pousse, par exemple, des projets scientifiques collectifs, permettant à une cinquantaine d’étudiants de deuxième année d’explorer les problématiques liées aux jeux vidéo.
Points communs : l’expérience et la technologie
Les sciences et les jeux vidéo entretiennent des liens indéfectibles depuis toujours. Leurs frontières communes se déclinent sur deux axes : l’expérience et la technologie. Les sciences, comme les jeux vidéo, ont pour raison d’être l’expérience : les notions d’essai et d’erreur y sont centrales, essentielles. Et tous deux font appel à des technologies, souvent innovantes. On peut citer la réalité virtuelle, la réalité augmentée, la technologie des réseaux, l’intelligence artificielle, l’informatique graphique, la représentation 3D, etc. En 2016, la réalité augmentée a été mondialement popularisé par un jeu, Pokémon Go, et son demi-milliard de téléchargements un trimestre après sa sortie. Toutes les nouvelles technologies numériques ont été utilisées très rapidement pour produire ou enrichir des jeux. Ces derniers servent même parfois d’illustrateurs, sinon de vulgarisateurs, de ces mêmes technologies.
Le jeu vidéo combine, à mon sens, au moins quatre éléments importants qui expliquent ce lien fort. Il a d’abord pour lui une audience, la plus importante en termes de divertissement sur la planète, avec plus de 100 milliards de dollars de revenus par an. En fait, presque tout le monde joue aujourd’hui, grâce aux téléphones portables. Le deuxième aspect est la force de représentation de l’image animée, que l’on peut retrouver également dans le cinéma d’animation.
La troisième particularité importante, ce sont les mécaniques de jeu. Ces mécaniques peuvent s’inspirer de la démarche scientifique et faire comprendre leur nature par l’expérience. Et enfin, le quatrième atout est la force de l’interactivité dans l’apprentissage. L’une des meilleures manières d’apprendre est de mettre en pratique la connaissance plutôt que de la subir. Par exemple, lorsque j’étais adolescent, j’ai eu l’impression de comprendre quelque chose à l’histoire de la civilisation humaine en jouant au jeu Civilization. C’était une première mise en perspective idéale, pour raccrocher des cours ou des contenus plus sérieux. Les jeux sont donc des outils absolument fantastiques pour apprendre ou, au moins, pour illustrer la science.
Les jeux vidéo au service de la recherche
Mais, le jeu vidéo peut-il aider la recherche ?À première vue, cette industrie du divertissement a vraiment tiré vers le haut les technologies de l’informatique graphique, et, dans une moindre mesure, de l’intelligence artificielle. L’informatique graphique parce qu’avec l’avènement de la 3D, l’industrie du gaming s’est emparée de chaque avancée de cette technologie, souvent avant le cinéma d’animation. Un jeu français comme Alone in the Dark, en 1992, a été, par exemple, un pionnier en la matière.
Il y a également l’intelligence artificielle. Certains se souviennent quand Deep Blue, le supercalculateur d’IBM, est parvenu à battre Garry Kasparov aux échecs en 1997. Est-ce du jeu vidéo ou pas ? C’est une question de définition. Aujourd’hui, les jeux vidéo font au moins avancer l’intelligence artificielle parce qu’ils représentent un nouveau défi pour elle. En 2019, AlphaStar, un système d’intelligence artificielle conçu par DeepMind, une filiale de Google, s’est positionnée parmi les 0,2 % des meilleurs joueurs du monde sur le jeu Starcraft 2. Il faut savoir que les meilleurs joueurs humains arrivent à réaliser environ 300 actions par minute avec une combinatoire infinie. C’est un défi majeur pour une IA.
Mais dans certains cas, l’intelligence des joueurs peut être utilisée pour résoudre des problèmes qui résiste à l’IA. C’est, par exemple, le cas du jeu Foldit qui tente depuis plusieurs années d’apporter une réponse collective à des problèmes non résolus de pliage des protéines. Après avoir résolu en 3D la structure d’une enzyme baptisée M‑PMV en 2011, la plateforme a été mise à contribution dans la lutte contre la Covid-19 pour faire « travailler » collectivement les 200 000 joueurs du site. Mais tout récemment, DeepMind a annoncé qu’ils avaient plié ce problème grâce à l’IA.
De fait, si je doute qu’il y ait encore beaucoup de progrès de ce type pour les sciences dures, il reste énormément de recherches à mener sur le joueur, son cerveau, ses attitudes sociales, etc. Quand le sujet devient l’humanité, il y a, de mon point de vue, beaucoup à faire en s’appuyant sur le jeu vidéo, et ce qu’il apporte en termes de données. Les sciences cognitives, sociales et économiques devraient en tirer parti dans les années à venir, via le crowdsourcing, par exemple.
La science au service des jeux vidéo
Enfin, on peut se poser la question inverse. Est-ce que les sciences peuvent inspirer des expériences ludiques ? C’est l’un des aspects auquel je crois le plus. Depuis quelques années, il existe des expériences de jeux dirigés par la pensée. Un joueur avec un casque sur la tête est capable de jouer à une sorte de Space Invaders sans manette, juste par la pensée. C’est un exemple où une science, la science cognitive en l’occurrence, aideraient à produire une nouvelle technologie, ici le casque, qui permet de capter les pensées du joueur et les traduire en commandes. Si la recherche arrive à terme sur cette question, elle débouchera sur de nouveaux jeux innovants. Et à partir de ces jeux, nous pourrons récolter les données produites par les joueurs. Et nous demander, par exemple, comment fonctionnent les processus cognitifs et le cerveau lui-même. Une fois de plus, la science sera réalimentée par le jeu vidéo.