Et si la technologie de la blockchain bouleversait en profondeur le paysage vidéoludique par un transfert de propriété inédit, celui des jetons non fongibles (NFT en anglais) ? Le marché des avatars et des objets non fongibles a déjà fait son entrée dans les univers virtuels ludiques de manière désordonnée et souvent expérimentale. Des studios et des éditeurs comme Ubisoft, via son Lab d’innovation stratégique, se penchent désormais sur ce nouveau modèle que le secteur des jeux vidéo pourrait populariser mondialement.
Quelle est la mission du Lab d’innovation stratégique d’Ubisoft ?
Anticiper le futur de l’industrie du jeu vidéo et aider Ubisoft à s’y préparer au mieux. Pour ce faire, nous avons créé une équipe prospective qui réalise des études, assez classiques, afin de se projeter dans l’avenir à partir des tendances et des signaux faibles. Nous essayons de traduire ces recherches prospectives de manière concrète et pratique de deux manières.
Tout d’abord, nous avons une équipe de prototypage qui met les mains dans le cambouis. Par exemple, nous avons travaillé très tôt sur des sujets comme la réalité augmentée ou les algorithmes de machine learning. Et depuis quatre ans, nous travaillons sur la blockchain. À l’époque, il faut bien avouer que les applications étaient relativement peu nombreuses. Mais nous avons pu constituer une petite équipe et de travailler sur ce sujet sur un temps long.
La deuxième voie choisie par le Lab d’Ubisoft est un incubateur de startups qui nous permet de travailler directement auprès d’entrepreneurs, et de les accompagner pour comprendre les enjeux technologiques qu’ils rencontrent. Et bien sûr les nouveaux marchés qu’ils essaient de créer. En 2019, nous avons sélectionné la startup Sorare dans le cadre du programme Entrepreneurs Lab d’Ubisoft. Et il y a quelques jours, Sorare a annoncé une levée de fonds de 580 millions d’euros, la plus grosse levée de fonds de toute la French Tech. Indirectement, c’est assez flatteur.
Quel lien faites-vous entre la technologie de la blockchain et le jeu vidéo?
Il y a quatre ans, l’une des blockchains les plus importantes, à savoir l’Ethereum, celle qui a vraiment mis en avant le concept de Smart Contract (contrat intelligent), c’est-à-dire d’automatisation décentralisée notamment, est arrivée. À l’époque, on parlait beaucoup d’une révolution, toutes industries confondues. Évidemment, nous nous sommes demandé ce que cela signifiait pour le jeu vidéo et pour les joueurs en particulier, notre principale préoccupation en réalité. Nous évoquions plus de contrôle de leur part sur leurs objets de jeu, leurs items (objets virtuels) et skins virtuels, que cela allait donner un nouveau pouvoir aux communautés.
On parle depuis longtemps de guildes ou d’équipes dans le jeu vidéo. Là aussi, nous pressentions une nouvelle ère pour ces communautés pour aller vers des organisations autonomes décentralisées, des entités qui s’autogéreraient via le code, etc. Pour être honnête, il y avait également une grande part d’inconnus.
Puis nous avons rencontré B2Expand à Lyon, l’une des premières startups au monde à travailler sur l’usage de la blockchain dans le jeu vidéo. Comme nous étions en train de monter notre incubateur à ce moment-là, nous les avons fait venir. Nous avons pu vraiment constater de près ce que cela représentait pour le jeu vidéo, c’est-à-dire un contrôle accru des utilisateurs sur les objets de jeu. Et ici, les NFT, ou jeton non fongible en français, sont vraiment le cœur de la proposition. Ces actifs numériques sont émis et échangeables sur une blockchain, mais ils sont uniques et non divisibles. Un NFT sera toujours différent d’un autre NFT. C’est une preuve de propriété en quelque sorte.
Aujourd’hui, si on achète une voiture dans le jeu vidéo The Crew ou une skin dans Rainbow Six Extraction, on paye pour un accès. Les limites technologiques existantes font que l’éditeur garde, par défaut, tout contrôle sur ce contenu. S’il n’y a pas de besoins immédiats ou de demandes de la part des utilisateurs pour avoir davantage de contrôle, nous avons constaté dans quelques rares situations un sentiment d’injustice du fait qu’un éditeur puisse changer les règles de jeu et modifier la puissance d’un objet, par exemple.
La technologie blockchain a une dimension très expérimentale, car d’un seul coup, l’économie d’un jeu vidéo peut être davantage déportée du côté des joueurs et non enclos dans le seul écosystème de l’éditeur. En tant qu’éditeur, nous nous demandons encore comment la rendre accessible pour aller dans le sens du joueur. La technologie est assez immature sur certains plans.
C’est donc avant tout une question de fiabilité ?
Pour Ubisoft, cette exigence de fiabilité est essentielle, primordiale. Et puis, il faut voir à quel point cette technologie est disruptive ou non dans les habitudes de production. Si elle ne transforme pas les modes de production, à priori, elle peut être intégrée assez rapidement. Si elle transforme les représentations qu’on a de la manière de faire un jeu, elle pose plus de problèmes. Et donc, typiquement, la blockchain est un point de friction sur des projets déjà en cours de production. Mais si on s’y prend tôt, on pourrait avoir toute une phase d’expérimentation pour vérifier la fiabilité de la technologie afin d’élaborer un discours qui permettrait d’intégrer ces nouvelles manières de faire dans nos manières de produire. Mais d’abord, il faut démontrer la fiabilité du NFT et le bénéfice pour les joueurs. Sinon, les équipes de production n’adhéreront pas.
Le jeu vidéo peut-il populariser le NFT ?
Nous avons un niveau de réputation qui fait que, si demain nous proposons de distribuer des NFT dans nos jeux, les gens peuvent venir en confiance. À terme, et si ce mouvement est global, il pourrait rendre la blockchain invisible d’une certaine manière, la réduisant à une technologie d’infrastructure. C’est l’usage qui primera. Et l’usage premier que nous voyons aujourd’hui est bien ce transfert de propriété pour nos joueurs. Notre enjeu principal reste le même quelle que soit la technologie : n’implémenter une innovation que si elle apporte du sens et une valeur ajoutée aux joueurs et à leur expérience de jeu.