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Les jeux vidéo font-ils progresser la science ?

Blockchain et jeux vidéo : un mariage heureux ?

Jean Zeid, Journaliste
Le 6 octobre 2021 |
4 min. de lecture
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Nicolas Pouard
blockchain initiative director chez Ubisoft strategic innovation lab
En bref
  • Des studios et des éditeurs comme Ubisoft, par le biais de son Strategic Innovation Lab, se penchent aujourd'hui sur le marché des jetons non fongibles (NFT en anglais) dans le monde des jeux vidéo.
  • Pour anticiper l'avenir de l'industrie du jeu vidéo et aider à s'y préparer, Ubisoft a créé une équipe de prospective chargée d'analyser les tendances futures et les signaux faibles – depuis quatre ans, ils travaillent sur la blockchain.
  • L'arrivée de la blockchain Ethereum a été qualifiée de révolution pour de nombreuses industries, y compris les jeux vidéo.
  • Elle pourrait signifier un contrôle accru des utilisateurs sur les objets du jeu sous la forme de NFT ; des actifs numériques échangeables émis sur une blockchain, qui deviendraient la propriété du joueur et non de l'éditeur.
  • Cependant, les développeurs doivent d'abord démontrer la fiabilité du NFT et les avantages pour les joueurs.

Et si la tech­nolo­gie de la blockchain boulever­sait en pro­fondeur le paysage vidéoludique par un trans­fert de pro­priété inédit, celui des jetons non fon­gi­bles (NFT en anglais) ? Le marché des avatars et des objets non fon­gi­bles a déjà fait son entrée dans les univers virtuels ludiques de manière désor­don­née et sou­vent expéri­men­tale. Des stu­dios et des édi­teurs comme Ubisoft, via son Lab d’in­no­va­tion stratégique, se penchent désor­mais sur ce nou­veau mod­èle que le secteur des jeux vidéo pour­rait pop­u­laris­er mondialement.

Quelle est la mission du Lab d’innovation stratégique d’Ubisoft ?

Anticiper le futur de l’in­dus­trie du jeu vidéo et aider Ubisoft à s’y pré­par­er au mieux. Pour ce faire, nous avons créé une équipe prospec­tive qui réalise des études, assez clas­siques, afin de se pro­jeter dans l’avenir à par­tir des ten­dances et des sig­naux faibles. Nous essayons de traduire ces recherch­es prospec­tives de manière con­crète et pra­tique de deux manières.

Tout d’abord, nous avons une équipe de pro­to­ty­page qui met les mains dans le cam­bouis. Par exem­ple, nous avons tra­vail­lé très tôt sur des sujets comme la réal­ité aug­men­tée ou les algo­rithmes de machine learn­ing. Et depuis qua­tre ans, nous tra­vail­lons sur la blockchain. À l’époque, il faut bien avouer que les appli­ca­tions étaient rel­a­tive­ment peu nom­breuses. Mais nous avons pu con­stituer une petite équipe et de tra­vailler sur ce sujet sur un temps long.

La deux­ième voie choisie par le Lab d’Ubisoft est un incu­ba­teur de star­tups qui nous per­met de tra­vailler directe­ment auprès d’en­tre­pre­neurs, et de les accom­pa­g­n­er pour com­pren­dre les enjeux tech­nologiques qu’ils ren­con­trent. Et bien sûr les nou­veaux marchés qu’ils essaient de créer. En 2019, nous avons sélec­tion­né la start­up Sorare dans le cadre du pro­gramme Entre­pre­neurs Lab d’U­bisoft. Et il y a quelques jours, Sorare a annon­cé une lev­ée de fonds de 580 mil­lions d’eu­ros, la plus grosse lev­ée de fonds de toute la French Tech. Indi­recte­ment, c’est assez flatteur.

Quel lien faites-vous entre la technologie de la blockchain et le jeu vidéo?

Il y a qua­tre ans, l’une des blockchains les plus impor­tantes, à savoir l’Ethereum, celle qui a vrai­ment mis en avant le con­cept de Smart Con­tract (con­trat intel­li­gent), c’est-à-dire d’au­toma­ti­sa­tion décen­tral­isée notam­ment, est arrivée. À l’époque, on par­lait beau­coup d’une révo­lu­tion, toutes indus­tries con­fon­dues. Évidem­ment, nous nous sommes demandé ce que cela sig­nifi­ait pour le jeu vidéo et pour les joueurs en par­ti­c­uli­er, notre prin­ci­pale préoc­cu­pa­tion en réal­ité. Nous évo­quions plus de con­trôle de leur part sur leurs objets de jeu, leurs items (objets virtuels) et skins virtuels, que cela allait don­ner un nou­veau pou­voir aux communautés.

On par­le depuis longtemps de guildes ou d’équipes dans le jeu vidéo. Là aus­si, nous pressen­tions une nou­velle ère pour ces com­mu­nautés pour aller vers des organ­i­sa­tions autonomes décen­tral­isées, des entités qui s’au­to­gér­eraient via le code, etc. Pour être hon­nête, il y avait égale­ment une grande part d’inconnus.

Puis nous avons ren­con­tré B2Expand à Lyon, l’une des pre­mières star­tups au monde à tra­vailler sur l’usage de la blockchain dans le jeu vidéo. Comme nous étions en train de mon­ter notre incu­ba­teur à ce moment-là, nous les avons fait venir. Nous avons pu vrai­ment con­stater de près ce que cela représen­tait pour le jeu vidéo, c’est-à-dire un con­trôle accru des util­isa­teurs sur les objets de jeu. Et ici, les NFT, ou jeton non fon­gi­ble en français, sont vrai­ment le cœur de la propo­si­tion. Ces act­ifs numériques sont émis et échange­ables sur une blockchain, mais ils sont uniques et non divis­i­bles. Un NFT sera tou­jours dif­férent d’un autre NFT. C’est une preuve de pro­priété en quelque sorte.

Aujour­d’hui, si on achète une voiture dans le jeu vidéo The Crew ou une skin dans Rain­bow Six Extrac­tion, on paye pour un accès. Les lim­ites tech­nologiques exis­tantes font que l’édi­teur garde, par défaut, tout con­trôle sur ce con­tenu. S’il n’y a pas de besoins immé­di­ats ou de deman­des de la part des util­isa­teurs pour avoir davan­tage de con­trôle, nous avons con­staté dans quelques rares sit­u­a­tions un sen­ti­ment d’in­jus­tice du fait qu’un édi­teur puisse chang­er les règles de jeu et mod­i­fi­er la puis­sance d’un objet, par exemple.

La tech­nolo­gie blockchain a une dimen­sion très expéri­men­tale, car d’un seul coup, l’é­conomie d’un jeu vidéo peut être davan­tage déportée du côté des joueurs et non enc­los dans le seul écosys­tème de l’édi­teur. En tant qu’édi­teur, nous nous deman­dons encore com­ment la ren­dre acces­si­ble pour aller dans le sens du joueur. La tech­nolo­gie est assez imma­ture sur cer­tains plans.

Cest donc avant tout une question de fiabilité ?

Pour Ubisoft, cette exi­gence de fia­bil­ité est essen­tielle, pri­mor­diale. Et puis, il faut voir à quel point cette tech­nolo­gie est dis­rup­tive ou non dans les habi­tudes de pro­duc­tion. Si elle ne trans­forme pas les modes de pro­duc­tion, à pri­ori, elle peut être inté­grée assez rapi­de­ment. Si elle trans­forme les représen­ta­tions qu’on a de la manière de faire un jeu, elle pose plus de prob­lèmes. Et donc, typ­ique­ment, la blockchain est un point de fric­tion sur des pro­jets déjà en cours de pro­duc­tion. Mais si on s’y prend tôt, on pour­rait avoir toute une phase d’ex­péri­men­ta­tion pour véri­fi­er la fia­bil­ité de la tech­nolo­gie afin d’éla­bor­er un dis­cours qui per­me­t­trait d’in­té­gr­er ces nou­velles manières de faire dans nos manières de pro­duire. Mais d’abord, il faut démon­tr­er la fia­bil­ité du NFT et le béné­fice pour les joueurs. Sinon, les équipes de pro­duc­tion n’ad­héreront pas.

Le jeu vidéo peut-il populariser le NFT ?

Nous avons un niveau de répu­ta­tion qui fait que, si demain nous pro­posons de dis­tribuer des NFT dans nos jeux, les gens peu­vent venir en con­fi­ance. À terme, et si ce mou­ve­ment est glob­al, il pour­rait ren­dre la blockchain invis­i­ble d’une cer­taine manière, la réduisant à une tech­nolo­gie d’in­fra­struc­ture. C’est l’usage qui primera. Et l’usage pre­mier que nous voyons aujour­d’hui est bien ce trans­fert de pro­priété pour nos joueurs. Notre enjeu prin­ci­pal reste le même quelle que soit la tech­nolo­gie : n’implémenter une inno­va­tion que si elle apporte du sens et une valeur ajoutée aux joueurs et à leur expéri­ence de jeu.

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