Le numérique est-il un allié de la transition écologique ?
Pour l’instant, il ne l’est pas. Nous, les gens du numérique, manquons de la culture de base sur les sujets environnementaux. Même si le « green IT » est une piste très prometteuse, qui vise à accroître les performances énergétiques et environnementales des systèmes informatiques et des réseaux, elle est encore insuffisamment investie.
En réalité, nos solutions aggravent souvent le problème qu’elles cherchent à résoudre. On développe des applications pour smartphones, on multiplie les capteurs, les mesures en temps réel, le traitement par IA et le recours à des data centers. Mais aucun article n’a prouvé que ces remèdes n’étaient pas pires que le mal originel.
La capacité du numérique à mettre en relation l’offre et la demande (le « matching ») est souvent présentée comme une fonctionnalité écologique. Elle permet de mutualiser les transports de marchandises, les locaux, mais surtout de faciliter le covoiturage. Cela dit, là aussi, l’effet peut être pervers. On a constaté que les applications numériques ont fortement favorisé un report modal… dans le mauvais sens ! Une étude de l’ADEME a montré que si le covoiturage n’avait pas existé, 63 % des personnes auraient pris le train1, un moyen de transport bien plus écologique que la voiture. C’est un exemple typique de l’« effet rebond » : si j’achète une voiture hybride qui consomme moins, j’aurai en réalité tendance à rouler plus, ce qui annulera l’impact positif.
Oui, paradoxalement, la 5G est dix fois plus efficace sur le plan énergétique que la 4G2, mais elle est vue comme un danger pour l’environnement. Pourquoi ?
C’est exactement le même effet rebond qui va jouer. Malgré sa performance technique, le modèle économique de déploiement de la 5G en France implique une utilisation de masse pour que les opérateurs rentrent dans leurs frais. Ils ont réalisé des investissements massifs dans des réseaux, des antennes et des licences, et ils sont sur un marché hautement concurrentiel qui comprime le prix des abonnements. Alors ils cherchent à se rentabiliser en attirant davantage d’utilisateurs – quand bien même la 5G ne serait réellement pertinente que pour un petit nombre d’acteurs industriels ou du numérique (jeu vidéo, voiture autonome). Ils multiplient les publicités à destination du grand public, en lui promettant une connexion illimitée et à très haut débit grâce au gain de bande-passante. Cela va sûrement se traduire par un report de l’ADSL vers de la 5G mobile, qui sera meilleure mais beaucoup plus gourmande, et par un renouvellement du parc de smartphones et de terminaux… alors que la majeure partie de la pollution se fait au moment de la fabrication des appareils. C’est le message inverse de la sobriété numérique !
D’après le Sénat, la fabrication des terminaux représente 70 % de l’empreinte carbone du numérique en France3. Le taux de recyclage est également très faible, avec 18 % des métaux des téléphones portables recyclés en 20194. Faut-il que l’on réduise le nombre d’appareils que nous utilisons, ou existe-t-il d’autres solutions ?
On a tendance à responsabiliser le consommateur. Mais doit-il porter sur ses épaules la correction de tous les dysfonctionnements du système industriel et commercial, ainsi que l’absence de clarté des options politiques ?
La solution se trouve dans la réparabilité des produits, et elle nécessite que les industriels s’impliquent davantage, en employant des méthodes d’écoconception et d’analyse du cycle de vie. D’ailleurs, dans cette voie, le numérique peut être un allié de poids. Il suffit de regarder les changements permis dans le domaine de l’agroalimentaire par l’application Yuka [qui permet aux consommateurs de scanner des produits alimentaires et cosmétiques pour en analyser la composition], qui utilise la base de données open source Open Food Facts. Le secteur agroalimentaire était sûrement le milieu le moins disposé à évoluer avant que les consommateurs ne l’y contraignent grâce à Yuka. On pourrait imaginer une application similaire, destinée à évaluer la réparabilité et la durée de vie de certains objets. C’est d’ailleurs en bonne voie en France, avec l’entrée en vigueur au 1er janvier 2021 d’un indice de réparabilité pour une grande partie des produits électroménagers et électroniques5.
Globalement, il faut que les innovateurs qui prennent soin de l’environnement ne soient plus des héros. Ils doivent pouvoir gagner leur vie, et cela peut passer par l’engagement des consommateurs, mais également par une réorientation des financements publics. Il va falloir passer d’une économie de l’usage à une économie de la fonctionnalité, qui permette de réparer et d’améliorer les produits sur le long terme.
D’ailleurs, certains secteurs sont très impliqués dans la recherche de solutions écologiques, et ce pour des raisons purement économiques. Les data centers doivent absolument réduire leurs factures énergétiques, moderniser leurs équipements et employer la chaleur fatale [produite mais non utilisée pour être rentable]. D’autres acteurs ont également compris que la réparabilité était devenue un argument marketing différenciant auquel les jeunes générations sont sensibles. C’est par exemple le cas de la marque d’électroménager SEB, qui donne des cours de réparation de ses appareils et propose à la vente un grand nombre pièces détachées.
Vous avez dit plus tôt que le grand public n’a sûrement pas besoin de la 5G. N’est-on pas finalement en train d’innover pour innover, aux dépens de la planète ?
L’exemple de la 5G est emblématique, parce que c’est la première fois qu’il y a un doute – y compris au sein du métier6 – sur l’utilité d’une innovation. Le problème est le même que pour le big data : a‑t-on vraiment besoin d’une connexion partout et tout le temps, ou d’autant de données collectées et traitées en temps réel ?
Concrètement, il faut revoir notre définition de l’innovation pour qu’elle ne se fasse plus aux dépens des humains et de la planète. Nous sommes en train de vivre deux grandes révolutions qui ne se croisent pas encore assez : la transition numérique, qui jouit de moyens considérables mais manque d’un but ; et la transition écologique, qui a énormément d’ambitions mais peu de moyens. Il est grand temps que la transition numérique soit mise au service de l’environnement. Dire que « demain sera plus numérique » n’est pas un horizon humain !
Nous allons d’ailleurs dans ce sens. Les projets visant à allier numérique et écologie se multiplient. Plus de 350 entreprises ont rejoint le mouvement Planet Tech’Care qui vise à leur donner des outils pour réduire l’empreinte environnementale du numérique7. De la même façon, Reset 20228, une action collective portée par la Fing, part du bilan plutôt sombre que je viens de dresser, tout en montrant comment nous pourrions repartir de zéro et créer un numérique plus humain et économe en ressources naturelles.