Émergence et institutionnalisation du logiciel libre
L’histoire des logiciels libres débute dans les années 1980, en réaction à la domination et aux nouvelles pratiques restrictives en termes de libertés des éditeurs de logiciels. Des universitaires définissent ainsi quatre libertés qui doivent selon eux s’appliquer aux logiciels, et qui vont constituer les principes du logiciel libre : la liberté d’utiliser le logiciel, la liberté d’étudier le code et de l’adapter à ses besoins, la liberté d’en redistribuer des copies et la liberté d’améliorer le programme et de publier ces améliorations. Afin de préserver le caractère libre de ces logiciels, ils mettent également au point le système juridique du « copyleft ». Au lieu d’utiliser le copyright de façon restrictive, en plaçant les logiciels sous des licences destinées à en exclure l’usage et l’accès au code source, le « copyleft » consiste au contraire à l’assortir de licences plus permissives, mais imposant la mise à disposition du code source1.
Les principes du logiciel libre combinés à la démocratisation d’Internet permettent alors l’essor d’un mode de développement collaboratif2 dans lequel des développeurs bénévoles distants géographiquement vont se structurer en communautés autour de projets de développement de logiciels concurrents des offres dites « propriétaires » : le système d’exploitation Linux, le serveur web Apache ou le navigateur web Mozilla. Mais au-delà d’un nouveau mode de développement, ce sont d’abord une philosophie et des valeurs de partage, d’indépendance et de liberté que le mouvement du logiciel libre porte.
Si les éditeurs de logiciels propriétaires, Microsoft en tête, voient dans le mouvement du logiciel libre une menace et tentent tout d’abord de le discréditer, c’est plutôt à son institutionnalisation que l’on assiste dans les années 2000. En 2002, IBM commence à investir dans le logiciel libre, qui va gagner peu à peu en légitimité auprès des entreprises. Aujourd’hui, les entreprises IT [pour « Information Technology »] ont embrassé le logiciel libre, et surtout son mode de développement collaboratif. Elles y investissent d’ailleurs massivement, à l’instar de Microsoft, qui a racheté en 2018 GitHub, la très populaire plateforme d’hébergement et de gestion de développement de logiciels libres.
Des contributions bénévoles ? La question du travail rémunéré…
Encore aujourd’hui, on a tendance à associer au logiciel libre l’image de développeurs bénévoles et d’une éthique de hackers fondée sur la liberté, l’hédonisme et l’épanouissement personnel, avec toutefois des bénéfices individuels en termes de reconnaissance sur le marché du travail.
La réalité est toutefois différente, car aujourd’hui, par exemple, seules environ 15 % des contributions à Linux sont réalisées par des bénévoles3. En s’intéressant de plus près aux contributions postées sur une plateforme telle que GitHub, on s’aperçoit qu’une majorité d’entre elles le sont via une adresse professionnelle4.
Il semble donc que s’esquisse autour du logiciel libre un paysage au sein duquel coexistent travail et organisations bénévoles d’une part, et travail rémunéré et entreprises commerciales d’autre part.
Qui sont les entreprises contributrices ?
Que des entreprises contribuent à des logiciels libres qu’elles utilisent quotidiennement pourrait paraître logique, notamment dans un contexte où le phénomène de passager clandestin, qui consiste à utiliser sans contribuer, a souvent été dénoncé. Toutefois, lorsque l’on se penche de plus près sur les entreprises dont les employés contribuent le plus au développement des projets les plus actifs, les mieux notés et/ou ceux attirant le plus grand nombre de contributions, aucune entreprise opérant dans un secteur non-informatique ne se place parmi les 20 plus gros contributeurs. En réalité, même si certaines d’entre elles commencent à mettre en place des programmes d’évangélisation au logiciel libre, elles ne contribuent que très peu aux projets, généralement du fait de résistances culturelles et managériales liées à une peur de perte de contrôle des droits de propriété intellectuelle.
C’est en fait parmi les géants de l’IT (Microsoft, Google, Apple, Intel, Facebook, Huawei, Oracle ou encore Samsung) que l’on trouve les plus gros contributeurs à ces projets libres.
De la maîtrise de l’infrastructure digitale à celle de la donnée
Aujourd’hui, c’est toute l’infrastructure digitale d’Internet qui repose sur des logiciels libres (tels que Linux, Kubernetes, et plus généralement toute la pile logicielle sur laquelle les « clouds » commerciaux sont bâtis), et par là même les plateformes de services Internet destinés aux entreprises ou au grand public, tels que les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux. Ces plateformes permettent aux géants de l’IT qui les ont développées de collecter, de traiter et de valoriser des quantités de données qui sont au cœur de leurs modèles d’entreprises.
On comprend donc l’intérêt que peuvent avoir ces géants de l’IT à s’impliquer dans le développement de l’infrastructure numérique, afin d’en définir les orientations et les caractéristiques pour servir au mieux leurs activités5. Il s’agit ainsi pour eux de s’entendre sur des normes techniques ouvertes afin de minimiser les risques ou de mutualiser les coûts de développement. Mais il s’agit également de rendre les technologies libres compatibles avec les attentes de leurs entreprises clientes, ce qui passe par un changement culturel au sein des projets, pour tendre vers une forme de professionnalisation6.
Par le contrôle de l’infrastructure numérique, c’est la domination par les GAFAM du marché de la donnée qui est renforcée, avec toutes les conséquences que cela peut avoir pour les entreprises et les utilisateurs individuels en termes d’indépendance et de protection de la vie privée.
Quel futur pour le logiciel libre ?
Alors que le logiciel libre s’était imposé comme le garde-fou de la domination de l’IT par une poignée d’acteurs dont il portait la critique, il se voit aujourd’hui incorporé par les GAFAM. Malgré des discours mettant en avant leur appartenance à une « communauté du logiciel libre » présentée comme uniforme, ces entreprises en retiennent le mode de développement collaboratif mais placent au second plan ses principes et ses valeurs de partage, d’indépendance et de liberté. Cela se matérialise notamment par l’ignorance des principes portés par les licences libres comme dans l’« Inner Source »7, ou leur contournement, comme dans le cas de l’appropriation du code libre distribué en mode SaaS8 ou celui de l’utilisation de CLA (Contributor License Agreement), permettant de changer la licence régissant un logiciel.
Pourtant, de nombreux acteurs du logiciel libre sont encore aujourd’hui attachés à ces principes fondateurs et militent pour leur respect, nécessaire pour garantir la pérennité de l’écosystème libre, aujourd’hui remise en question par la domination des géants de l’IT. Cela passe par la promotion d’une diversité de plateformes et services décentralisés et interopérables alternatifs, à l’instar de « l’archipélisation » que propose l’association Framasoft, le standard ouvert Matrix pour la communication en temps réel sécurisée et décentralisée, ou encore NextCloud, solution d’hébergement de fichiers et de collaboration à l’architecture ouverte.
Mais au-delà de ces initiatives se pose la question du rôle de l’État dans la régulation et le financement de plateformes alternatives permettant la préservation de la souveraineté des données et la protection de la vie privée. En effet, les projets libres reposant sur des communautés de bénévoles ne sont-elles pas le pot de terre face au pot de fer des géants de l’IT bénéficiant de ressources quasi-illimitées pour rémunérer les développeurs de leurs propres plateformes libres ?